Usages de la Maçonnerie irlandaise des origines (suite)

Roger Dachez. 2012

Résumé des épisodes précédents :

1. C’est en 1688 qu’apparaissent, en Irlande, les premières traces documentaires d’une maçonnerie spéculative au Trinity College de Dublin. Rappelons pour mémoire qu’à cette époque les loges écossaises sont professionnelles et qu’en Angleterre, il existe aussi quelques traces documentaires comme la réception d’Élias Ashmole en 1646 et la pratique de l’Acceptation, mais cette activité maçonnique est très mal connue et semble plutôt le fait de maçons isolés que de loges établies.

2. Ce document du Trinity College atteste le fait que la franc-maçonnerie irlandaise est d’importation anglaise. Cette franc-maçonnerie était destinée aux anglo-irlandais, cette minorité protestante pour laquelle avait été fondé le dit collège de Dublin. Ici, comme toujours, l’étude du contexte historique, politique et religieux est indispensable pour la compréhension des événements. Par ailleurs, cela met en perspective la prétention irlandaise d’une grande ancienneté à leur maçonnerie, ancienneté qu’ils n’hésiteront pas à revendiquer haut et fort à partir de 1751.

3. Les débuts (années 1720) et l’organisation de la Maçonnerie irlandaise sont mal connus. S’il existe une attestation de l’existence d’une Grande Loge en 1725, il ne faut pas oublier que les archives de la Grande Loge d’Irlande ne remontent qu’à la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pour la première moitié du siècle, les sources documentaires principales résident dans les comptes-rendus de presse et dans la correspondance privée. Car il semble bien que la première maçonnerie irlandaise soit essentiellement familiale (comme en témoigne l’initiation de Miss Saint-Léger) et très peu organisée. C’est cette maçonnerie, au fonctionnement bien différent de celui de la Grande Loge d’Angleterre, qui arrive en Angleterre en 1751 alors que la dite GL est en crise. Est-ce ce côté rustique qui lui permettra de revendiquer une grande ancienneté alors même que les sources documentaires sont avares d’information ?

Réexaminons donc ces sources.

Dans leur History of the Grand Lodge of Free and Accepted Masons of Ireland (tome I, Dublin, 1925) John Heron Lepper et Philippe Crossle publie (p. 53 et suiv.) un document qui est la première attestation publique de l’existence d’une Grande Loge en Irlande. Il s’agit d’un article paru dans The Dublin Weekly Journal, n° 13, du samedi 26 juin 1725 qui relate le déroulement d’une procession maçonnique en l’honneur de l’installation du Grand Maître, à l’imitation de ce qui se faisait déjà en Angleterre. On apprend ainsi que « mardi dernier, jour de la Saint-Jean, patron de la très ancienne et respectable société des Francs-Maçons (...) une centaine de Gentlemen se sont réunis vers 11h du matin au Lion Jaune, rue Warbourgh. Ils ont mis leur tablier et leurs gants blancs ainsi que d’autres décors propres à ce respectable Ordre et se rendirent, en voitures, car il pleuvait beaucoup ce jour-là, à l’Auberge du roi dans l’ordre suivant : les Officiers de l’Ordre était dans des voitures couvertes, les 12 Intendants (Stewards) tenant une canne blanche à la main [cet usage se retrouve chez les « Anciens »] et le Grand Maître installé dans un superbe carrosse. Suivent les Grands Surveillants, les Maîtres et Surveillants représentant 6 loges de Dublin [il s’agit donc d’anglo-irlandais] et les Frères placés sous la juridiction du Grand Maître. (...) Arrivés à l’auberge sus dite, ils y entrent dans cet ordre, deux par deux, les Officiers de l’Ordre, les 12 Stewards, le roi d’armes, le Grand Maître seul couvert, les Grands Surveillants, etc. (...) La Grande Loge se réunit alors dans une salle préparée à cet effet où se déroulent des « cérémonies mystiques » réservées aux Grands Officiers. Il fut procédé à l’élection du nouveau Grand Maître [ce qui laisse supposer que la Grande Loge a au moins un an d’existence]. Ensuite la Grande Loge sort de cette salle, le roi d’armes portant une petite truelle d’or avec son ruban noir posée sur un coussin, pour se rendre à la « table mystique » en forme d’équerre [il y a là un parallèle avec l’Angleterre cf. la célèbre gravure de Picart, 1735]. Il est annoncé le choix du nouveau Grand Maître pour l’année à venir, le comte de Ross, ainsi que des Grands Surveillants, du Député Grand Maître, etc. A l’énoncé de chaque nom, toute la société approuve par triple « Huzzas » [à noter cette très ancienne attestation irlandaise]. Le nouveau Grand Maître est conduit à la tête de la table et le roi d’armes le revêt de la truelle d’or suspendue à son ruban noir [La truelle, attestée dans les Constitutions anglaises de 1723 pour répandre « le ciment de l’amour fraternel », est un symbole fondamental en Irlande tout au long du XVIIIe siècle]. Le Grand Maître délivre alors un discours aussi court que possible, car les Frères ont faim ! Ce sont finalement 120 couverts qui furent servis par 25 personnes, reçues Francs-Maçons pour l’occasion [là encore, il s’agit d’un usage ancien, repris dans Le Secret des Francs-Maçons (1744). Les Frères servants sont reçus Appentif-Compagnon mais pas Maître. Le banquet se tient dans un cadre maçonnique, les agapes sont intégrées à la tenue et seuls des Maçons peuvent y assister. D’ailleurs la table joue un grand rôle dans la tenue elle-même]. Après le banquet, les Frères se rendent au théâtre, en décors maçonniques. À la fin de la représentation, un des acteurs qui est un Frère, chante le chant des Apprentis repris en chœur par l’assistance. Un Maître d’une des loges est habillé d’une façon remarquable : il porte une veste jaune et un pantalon bleu [on se rappelle de la description du compas, pointe bleue et branches jaunes]. »

Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de ce document ?

D’une manière générale, les usages irlandais sont conformes aux usages anglais de l’époque. Les liens entre les deux maçonneries sont très forts. Plusieurs éléments le prouvent :

Nous sommes à Dublin donc chez des anglo-irlandais.

En 1729, le Grand Maître de la Grande Loge de Londres, Jacques 4e Lord Kingston, est d’origine irlandaise. En 1731, il sera GM de la Grande Loge de Munster, en Irlande, puis, à plusieurs reprises, de la Grande Loge d’Irlande.

En 1740, lors d’une autre procession, les Frères irlandais se rendent à une « divine service », expression protestante s’il en est : c’est assez dire leur ascendance anglaise.

Il ressort de tout cela que cette Maçonnerie Irlandaise est d’abord d’origine anglaise. Les usages maçonniques irlandais sont les mêmes qu’en Angleterre à cette époque, c’est-à-dire que sont ceux des « Modernes » (place des Surveillants, usages de table, du chapeau, ce qui fait écrire à Lepper que si un maçon irlandais du XXe siècle -qui pratique le rituel issu de l’Union de 1813 donc principalement influencé par les « Anciens »- revenait au XVIIIe siècle, il en serait fort étonné) et il n’y a pas de réelles différences pratiques. Mais alors, si les « Anciens » sont bien d’origine irlandaise (mais non catholique comme les « Modernes ») d’où viennent ces différences qu’ils revendiqueront en 1751 ? Quelle est la prétendue ancienneté des « Anciens »? Les usages des « Anciens » ne seraient-ils pas, au contraire, des nouveautés, par rapport aux « Modernes », introduites dans les années 1740 pour se distinguer d’une maçonnerie anglaise qui traversait alors une mauvaise passe ?

Quoi qu’il en soit de ces passionnantes recherches, il ne faut pas oublier que nous sommes encore à une époque (1ère moitié du XVIIIe siècle) où le corpus symbolique maçonnique commence à s’organiser et à chercher une cohérence. Cela donnera naissance à deux traditions, les « Modernes » et les « Anciens » qui expriment, chacune à leur manière, les mêmes significations fondamentales et traditionnelles de la Franc-Maçonnerie.

Discussion :

On peut encore, au-delà de différences indiscutables, voir des preuves des grandes similitudes entre les « Modernes » et les « Anciens » dans le fait que les « Anciens » imiteront les « Modernes » dans l’organisation de leur Maçonnerie. Très vite, ils cherchent un Grand Maître noble, ils se dotent de Constitutions, etc. Et même dans une des spécificités les plus marquantes des « Anciens », le grade de l’Arc Royal, cette similitude se retrouve puisque ce sont les « Modernes » qui organiseront le premier chapitre du dit grade!

Aujourd’hui, on estime à 100 000 le nombre de Maçons Irlandais mais, si le siège de la Grande Loge est à Dublin, la majorité des Frères se trouvent en Irlande du Nord, protestante.