La tradition des «Anciens» est-elle ancienne ?
Roger Dachez. 2016
Rappelons que l’étude de l’histoire de la F.M. fait pleinement partie du processus initiatique. On peut ainsi revisiter des « dinosaures », autrement dit des légendes jamais remises en cause où l’on s’aperçoit qu’en général, la réalité est beaucoup plus intéressante que la légende. L’une de ces légendes est : la « tradition » des « Anciens ».
On a voulu souvent opposer deux traditions, celle des « Modernes » et celle des « Anciens ». A ce sujet, trois éléments sont à prendre en considération. D’abord, il y a une nouvelle théorie qui émerge depuis une dizaine d’années, après celle en usage au début du XIXe siècle et celle de la fin de ce même siècle. Ensuite, il y a un problème français : voici 40 ans, dans certains milieux maçonniques, cette histoire a été captée à des fins de politique maçonnique en la modifiant et en la mélangeant avec des choses qui n’avait rien à voir. Enfin il y a ce qu’on peut appeler une instrumentalisation récurrente de la question.
Rappelons qu’au début de la maçonnerie spéculative, en 1717, il y eut semble-t-il une explosion du nombre des loges ; notons également que lorsque Anderson fait son récit historique de 1738, il s’attache à donner une version « traditionnelle » des choses. Ainsi, selon lui, les loges s’étaient endormies, à cause de la négligence de Christopher Wren, qu’il affuble à tort du titre de Grand Maître, version qui réfute l’idée, alors dévalorisante, d’innovation et se replace dans un cadre « ancestral », donc à l’époque positif. Cette version est reprise en 1772 par William Preston dans « Illustrations of free-masonry », ouvrage complexe, et il ajoute qu’à la suite de cette inflation de loges, beaucoup de faux maçons s’étant introduits dans l’ordre, il avait fallu les démasquer et que pour cela, la Grande Loge, en 1739, avait décidé d’inverser les mots, J pour apprenti, B pour compagnon. Cette inversion étant vue, selon lui, comme une altération, aurait, toujours selon lui provoqué le schisme de 1751 : des maçons mécontents ayant voulu alors créer une loge « sur les anciennes instructions ». Rappelons que la querelle « Anciens »/« Modernes » va durer 60 ans, jusqu’en 1813. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, cette version était acceptée. A la fin de ce siècle, Henry Sadler reprend la question dans « Masonics facts and fictions ». Il montre deux choses : 1) Que lors de la prétendue explosion du nombre des loges, beaucoup en fait existaient déjà, dont certaines se sont ralliées à la Grande Loge, d’autres pas. 2) Que 1751 n’est pas du tout un schisme. Que ce sont des étrangers, des Irlandais, et non des mécontents de la première Grande Loge qui ont créé la deuxième ! De plus, ces Irlandais avaient été mal reçus en Angleterre et s’étaient sentis humiliés. Et en outre, ils avaient découvert un certain nombre de différences entre leur Maçonnerie plutôt irlandaise et l’anglaise. Ainsi c’était à cause de ces différences essentielles qu’on avait créé une nouvelle obédience. Il faut s’arrêter là dessus. Rappelons d’abord que le système des « Modernes » est celui qui a donné les usages de la maçonnerie française, ensuite que le système des « Anciens » n’a été connu qu’en 1760 avec la publication des « Trois coups distincts ». Les systèmes se différencient par : l’ordre des mots, la position des surveillants, l’absence chez les Anciens du tableau de loge, en outre si la Bible, l’équerre et le compas sont également présents ils sont agencés de façon différente.
Il y a dix ans, on a complètement remis en cause ce schéma, Eric Berman notamment. Oui, il y a bien eu des Irlandais fondateurs, mais au bout de quelques mois ils sont retournés en Irlande, et donc la loge des « Anciens » est devenue purement anglaise. En fait, la différence la plus évidente entre « Anciens » et « Modernes » est la différence de recrutement social. Les « Modernes » venant des couches supérieures de la société, les « Anciens » de milieux plus modestes. Ajoutons que vers les années 40 la première Grande Loge allait très mal, dirigée par des Grands Maîtres incompétents ; aussi, après le départ en fanfare des années 20, la moitié des loges avaient disparu à ce moment là. C’est donc dans ce contexte qu’apparaît la Grande Loge des « Anciens », à la fois plus populaire et bien gérée par Dermott. Cela amène une question résiduelle : est-ce que c’était tout de même un schisme ?
Dermott a écrit l’équivalent des Constitutions d’Anderson avec « Ahiman Rezon » (1756). Dans ce texte, il y a des règlements avec un titre concernant Dieu et la Religion qui reprend celui du texte d’Anderson de 1738. Ce qu’alors il reproche aux « Modernes » ? D’être, en gros, des hurluberlus amateurs de rhum. En 1764, soit huit ans après, il commet une nouvelle édition, et c’est là et seulement là qu’il dit que les « Modernes » se sont fourvoyés en abandonnant les prières, l’installation secrète, etc. Répétons que tout cela, il ne l’avait nullement dit en 1756. En fait, on ne sait pas ce que faisaient les « Anciens » avant 1760. En 1762, lors de la publication de « Jakin et Boaz », on constate que « Modernes » et « Anciens », c’est pareil. On découvre des « traditionnistes » (sic) dans des loges de « Modernes » et d’« Anciens », et l’on sait que l’on passe souvent des unes aux autres. Et aujourd’hui, on pense qu’il n’existe pas de rituel « pur » des unes et des autres. Vers 1750, tout cela est peu fixé ; il y a des versions locales, on n’écrit pas les rituels, on les pratique par cœur, ce qui explique des variantes extraordinaires. En Ecosse elles sont plus extraordinaires encore, les loges étant extrêmement autonomes. C’était comme ça en Grande Bretagne au XVIIIe siècle, et donc, en France, l’opposition claire et franche développée par certains entre « Ancien catholiques » et « Modernes laïques » n’est qu’une création à postériori. Toute cette période, on peut la considérer comme une même marmite comprenant des éléments qui mijotent ensemble, ce qui expliquerait pourquoi, en 1813, ça n’a pas été un drame de s’unir ; finalement, à cette époque, tout le monde, au-delà de nombreuses variantes, faisait un peu la même chose.
Un dernier point : il y a 40 ans a monté en puissance en France, dans un certain milieu maçonnique, l’idée qu’il y avait une tradition maçonnique pure, « écossaise », entre guillemets, celle des « Anciens », qui aurait traversé les âges et serait liée aux jacobites : on a donc le schéma Jacobites/Catholiques/ »Anciens ». C’est une construction imaginaire irrecevable ; en fait la maçonnerie dite « écossaise » au XVIIIe siècle désigne les hauts grades ; l’immense majorité de ces hauts grades est née en France et est liée à la tradition des « Modernes », notamment dans la disposition des loges. Au XVIIIe siècle, en France, en loge bleue, on a une variante du rite des « Modernes » qui va donner le Rite Français. Cependant qu’aux Etats-Unis en 1804, se fait une sorte de mélange qui ressemble un peu à ce qui va se produire en 1813 en Angleterre.
Conclusion : Chaque fois que l’on évoque une question historique, il y a non seulement le plaisir de la découverte mais aussi ce que cela nous apprend sur la Maçonnerie d’aujourd’hui. C’est en effet important, car, non seulement on ne doit pas transmettre des illusions et une histoire frelatée, mais encore on découvre une dimension oubliée de la Maçonnerie, trop souvent vue comme une honorable vieille dame qui a, un jour, établi des usages, des grades et des structures qu’on ne saurait, au grand jamais, faire bouger si peu que ce soit. Or, c’est faux, depuis trois siècles et dès le début, cela bouge tout le temps. La Maçonnerie est une chose vivante. Ainsi, au Royaume Uni, on a crée en 2005, avec l’approbation de la GLUA et de son Grand Maître l’Ordre Maçonnique d’Athelstan, qui regroupe aujourd’hui 5000 membres !