La Grande Maîtrise du duc de Sussex (1813-1843): le tournant historique de la franc-maçonnerie anglaise

Roger Dachez. 2014

Faut-il encore étudier aujourd’hui la grande maîtrise du duc de Sussex ? C’est un sujet qui semble si bien connu qu’on croit pouvoir se dispenser de le revisiter au risque de remâcher une pensée sclérosée. Et pourtant il est bien rare que lorsqu’on reprend un sujet apparemment rebattu, on ne le voit pas d’un autre œil et qu’on découvre des aspects qui, jusque-là, nous avaient échappés et qui en renouvellent l’intérêt.

Le duc de Sussex est un personnage important de l’histoire de la Maçonnerie anglaise. Il eût la plus longue grande maîtrise du XIX siècle et surtout, contrairement à ses successeurs qui régnèrent et règne sur l’institution sans la gouverner, il eût une action personnelle importante qui a forgé la Grande Loge Unie d’Angleterre telle que nous la voyons aujourd’hui.

Pour appréhender ce personnage et son rôle nous allons revoir d’abord la vie surprenante du duc de Sussex qui explique, dans une certaine mesure, son attitude comme Grand Maître puis nous étudierons le rôle qu’il eût dans l’union de la Maçonnerie anglaise et comment il l’a marquée de son empreinte. Ceci nous permettra de mieux comprendre la nature de la franc-maçonnerie anglaise et de lever certaines idées fausses et divers malentendus.

6e fils du roi George III, Auguste Frédéric est né au palais de Buckingham en 1773. Issu d’une dynastie d’origine allemande -les Hanovre- il fait partie de ces premières générations de princes ayant une culture anglaise et vraiment « english ». De santé fragile, peu favorisée il est vrai par le climat du temps -c’est l’époque où règne le fameux smog londonien, mélange de brouillard et de fumée de suie heureusement aujourd’hui disparu- il est envoyé sur le continent où il va bientôt mener une vie de dilettante quoique limitée financièrement. Il vit en Italie où il rencontre une jeune anglaise qu’il épouse sans l’autorisation de son père, quasi secrètement. Informé de cette violation des règles royales en matière matrimoniale, le roi lui fait savoir qu’il cassera ce mariage si, d’aventures, son fils remet les pieds en Angleterre. En attendant, Auguste Frédéric vit aux Pays-Bas autrichiens et c’est là qu’il est reçu en Maçonnerie à l’extrême fin du XVIIIe siècle dans un rite écossais proche de la Stricte Observance Templière. Il racontera lui-même plus tard que cette initiation fut un moment important de sa vie.

Au début du XIXe siècle il se décide à renter en Angleterre et son mariage est formellement cassé. Ses deux enfants et son ex-femme reçoivent tout de même des compensations sous forme de pensions et titres nobiliaires de courtoise. Il se mariera une seconde fois et toujours sans l’autorisation royale, mais ce sera sans conséquences négatives, son frère étant régent, et connaîtra une fin de sa carrière adoucie et tranquille, aimé et chéri par sa tante, la reine Victoria. Sa vie privée nous montre donc que ce personnage étonnant n’hésite pas à prendre des risques, à briser certaines règles et à prendre sa vie en main.

À l’époque du retour en Angleterre du duc de Sussex, la franc-maçonnerie anglaise traverse une période difficile. Depuis plus de 40 ans, elle est divisée entre « Modernes » et « Anciens ». En 1799 elle avait vu passer le vent du boulet lorsque le gouvernement -en lutte avec la France- envisageait d’inclure l’ordre dans les sociétés secrètes interdites (Unlawful Societies Act). Ce fâcheux épisode avait tout de même eu un effet positif. Il avait montré que, face à l’adversité, les 2 Grandes Loges rivales pouvaient s’unir pour défendre les intérêts d’une Maçonnerie toujours respectueuse des lois, de la religion et de la monarchie. C’était un premier pas sur le chemin de l’union d’autant que, depuis de nombreuses années, de plus en plus de frères, qu’ils soient « Modernes » ou « Anciens » avaient tendance à pratiquer une même maçonnerie. En 1809 une loge dite de Promulgation fut chargée de préparer l’union définitive. Il s’agissait, dans le langage officiel, de « rétablir les anciens landmarks »: l’ordre des Mots B et J, l’installation spécifique du Vénérable Maître de la Loge et la pratique du grade du Saint Arc Royal de Jérusalem. Ce travail fut facilité par l’accession à la grande maîtrise des deux grandes loges du duc de Sussex (pour les « Modernes ») et d’un de ses frères (pour les « Anciens »), frère qui avait connu une carrière maçonnique assez semblable au duc de Sussex- tandis qu’un autre frère, le prince de Galles, prince régent à cause de l’incapacité de George III, était « protecteur de la Franc-Maçonnerie », titre que porte toujours les souverains anglais. Tous ces facteurs favorables ne furent pas de trop pour lever les derniers obstacles (notamment la place de l’Arc Royal dans le nouveau système) qui empêchaient encore l’union finalement scellée le 27 décembre 1813 pour voir, sur proposition de son frère, le duc de Sussex devenir le 1er Grand Maître de la Grande Loge Unie d’Angleterre.

Mais tout restait à faire car, après l’union formelle, il fallait construire une nouvelle Maçonnerie. On vient de voir que la question de l’Arc Royal avait été l’objet de négociations et ce jusqu’au dernier moment. L’historien John Benton a montré qu’un des documents originaux signé au moment de l’Union avait été gratté relativement au statut de l’Arc Royal. Il semble bien qu’une première rédaction en faisait un 4e grade alors que la rédaction finalement retenue définit la Maçonnerie « pure et ancienne » comme un système en 3 grades et 3 seulement, y compris l’Arc Royal. On a beaucoup glosé sur cette formule alambiquée et on ne s’est pas privé d’y voir ironiquement un exemple de la « logique anglaise ». Plus prosaïquement elle est peut-être, et tout simplement, l’expression des difficultés de dernières minutes lors du « marchandage » final avant l’accord.

En outre, se posait la question de la rédaction des nouveaux rituels. Il fallait en effet concilier les traditions des « Modernes » et des « Anciens » quant au plan de la loge, sa structure, ses symboles, etc. Pour ce faire une loge dite de « Réconciliation » fut fondée dès les lendemains de l’Union et travailla de fin 1813 à 1816. Cette loge composa donc un rituel et, par le biais d’émissaires qu’elle envoya dans tout le pays, en fit de nombreuses démonstrations afin de le propager, à une époque où non seulement l’impression de ces textes était interdite -même s’il y en eût assez rapidement- mais aussi où les déplacements étaient plus longs et difficiles qu’aujourd’hui, et unifier ainsi, réellement cette fois, la nouvelle Grande Loge.

Sussex s’impliqua personnellement dans les travaux de la loge de Réconciliation et travailla beaucoup à ce qu’on a appelé la « déchristianisation » des rituels. Que faut-il comprendre par là ? On sait que la Franc-maçonnerie est née sur une terre, dans une culture et une spiritualité façonnées par le christianisme. On sait que ses plus anciens symboles sont fondamentalement chrétiens. Il n’en reste pas moins que, dès les années 1730, la Franc-maçonnerie anglaise commence à accueillir des juifs dans ses rangs et cela continuera tout au long du XVIIIe siècle, si bien qu’au début du XIXe siècle ces derniers constituent un nombre important. Dans le même temps le duc de Sussex, d’éducation évidemment chrétienne -on n’en attend pas moins de la famille royale britannique- mais profondément marqué par sa vie de jeunesse et de relative errance qui a formé son fort caractère et sa personnalité atypique- est profondément philo-sémite. Il s’intéresse au judaïsme, apprend l’hébreu, collectionne les Bibles et est surtout le premier prince de sang royal à entrer, ès qualités, dans la grande synagogue de Londres. Il veut contribuer à parachever l’intégration des juifs dans la société anglaise, et d’ailleurs le royaume ne tardera à avoir un Premier Ministre d’origine juive. C’est donc dans cet esprit d’intégration de non chrétiens dans la Grande Loge qu’il faut entendre la « déchristianisation » voulue par le duc Sussex et non dans une quelconque « laïcisation » à la mode française de la fin du XIXe siècle fondamentalement anti-religieuse. Au contraire la Franc-Maçonnerie voulue par Sussex est et reste profondément religieuse mais une religion non limitée à une « église » fut-ce au sens le plus large possible, et ouverte à tous ceux qui se réfèrent à la « religion du Livre » -ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament- c’est-à-dire les Juifs, les chrétiens (quel que soit leur « dénomination » ou « église ») et les musulmans. Il va de soi, et les chercheurs l’ont démontré depuis longtemps, que cette politique de « déchristianisation », s’inscrit parfaitement dans la perspective géopolitique de l’Empire britannique de l’époque qui fait de la Maçonnerie un instrument possible d’intégration des élites locales conquises, y compris les notables qui relèvent d’autres traditions que celles du Livre.

Mais pour asseoir définitivement son œuvre, Sussex avait compris qu’il fallait s’occuper non seulement de la « pure et ancienne » Maçonnerie définie en 3 grades et 3 seulement y compris l’Arc Royal, on l’a vu plus haut (ce que les Anglais appellent le « Craft », le Métier), mais aussi de ce que la tradition française appellent les « Hauts grades » ou, en Angleterre, les « Side degrees ». Ces derniers n’avaient pas été oubliés lors de l’union puisque le fameux article II les citent expressément. Mais autant une déchristianisation était possible pour les grades du Métier puisque l' « Ancien Testament » constitue le socle des 3 religions monothéistes citées ci-dessus et que les chrétiens eux-mêmes revendiquent ce rattachement vétéro testamentaire comme en témoignent de nombreuses citations dans les Évangiles, autant une déchristianisation des deux principaux systèmes de « Hauts Grades » pratiqués alors semblaient impossible à des yeux anglais (et même si cela s’est fait en France mais au prix de quelles acrobaties !): les grades de Chevalier Templier et de Rose-Croix. Les Templiers n’étaient-ils pas dévolus à la protection des pèlerins se rendant sur le tombeau du Christ et quant au grade de Rose-Croix, son nom même se passe de tout commentaire. Sussex a bien compris le problème et, pour asseoir sa réforme et consolider le Métier, lui, le Grand Maître des Chevaliers Templiers et le Souverain Grand Commandeur du Rite Ancien et Accepté, comme on dit en Angleterre, a mis ces systèmes sous le boisseau et, sans les interdire formellement, fit tout ce qu’il put pour empêcher toute activité. Et encore à la fin de sa carrière au début des années 1840, il s’opposa à des Maçons célèbres qui militaient en faveur de ces Side Degrees, les Docteurs Robert Crucefix- le bien nommé- et George Oliver. Il faudra attendre le mort du duc en 1843 pour que le suprême Conseil anglais reprenne une activité en 1846. Ce suprême conseil est toujours chrétien aujourd’hui et exige de ses membres une profession de foi publique chrétienne trinitaire. Plus tard réapparaîtront d’autres « Side Degrees », la Marque en 1856, les Knights Templars, l’ordre de la Croix Rouge de Constantin (1865) etc., etc.

En attendant, Sussex avait atteint son but : donner une base « non denominational » à la Grande Loge Unie d’Angleterre, base solide sur laquelle prospèrent aujourd’hui plus d’une centaine de grades, pour leur grande majorité chrétiens. Nous avons donc en Angleterre, une franc-maçonnerie a deux étages, ancrée sur un fondement apparemment inébranlable qui est devenu, sur le plan interne, un élément constitutif de la société anglaise avec un fonctionnement institutionnel à l’image du système politique du royaume et, sur le plan externe, un standard de la Maçonnerie internationale.

Discussion :

  • Parmi les nombreux exemples de déchristianisation des rituels de la Maçonnerie anglaise, n’en choisissons qu’un seul, le symbole qui se trouve sur le tableau du 1er grade : un cercle entouré de 2 parallèles. Il représente traditionnellement les 2 Saint Jean. Aujourd’hui il figure Moïse et Salomon.
  • La déchristianisation n’a pas touché les Maçonneries irlandaise, écossaise et américaine.