Une histoire de la régularité : retour sur un mythe fondateur de l’histoire maçonnique anglaise
Roger Dachez. 2013
Rappelons que la notion de « régularité » n’existe au 18e siècle qu’en Angleterre, et que sa définition est purement d’ordre étymologique. Contrairement à la notion monastique de « régularité comme soumission à l’observation d’une règle », opposée à « sécularité ». Le Dictionnaire d’Oxford énonce : « classique, habituel, banal ». Est donc régulier un Frère qui appartient à une G.L. et qui est « en règle », c’est-à-dire qu’il a payé sa capitation, les autres FF. ou LL. ne correspondant pas à cette définition, sont des « clandestins ». Il suffit donc pour être « régulier » d’entrer dans une Obédience et de régler sa capitation.
Hors de la Grande-Bretagne, comment en sommes-nous arrivés à la présente situation ?
Cette question de la régularité fait une apparition assez tardive au 18e s : ce sont les deuxièmes Constitutions, celles de 1738, qui évoquent l’apparition de la F.M. en France et sur le Continent. Anderson y mentionne « des Maçons qui ont leur propre G.L. et assument leur indépendance », sans aucunement préciser que ces GG.LL. soient le moins du monde « reconnues » par la G.L. de Londres.
Le premier contact britannique avec la France aura lieu en 1765, lorsque la G.L. des Modernes passera un accord avec la première G.L. de France aux termes duquel chacune des deux Obédiences s’interdisaient de créer des Loges sur le territoire de l’autre. Et lorsqu’en 1775 le projet de traité entre la G.L. des Modernes et le G.O. de F. n’aboutira pas, ce sera dû, non à une question liée à la pratique maçonnique (les deux Obédiences pratiquent encore en 1775 la même maçonnerie…), mais au refus de la G.L. de Londres d’accepter de traiter « à égalité » dans la mesure où sa fondation est très nettement antérieure à celle du G.O. Aussi un F. pourra-t-il se faire admettre en loge au vu d’un diplôme d’apparence authentique, et ceci, quelle que soit son origine géographique ou obédientielle. Cette situation perdurera tout au long du 19e s.
En France, la GLUA apparue en 1813, n’a de relations qu’avec le G.O. de France, et alors qu’aucun traité n’a été signé entre les deux. Cette situation se poursuivra d’ailleurs après la tenue du Convent de Lausanne de 1875, à la suite duquel le G.O. prendra la décision de retirer de ses Constitutions l’obligation de la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme – qui n’y figurait textuellement que depuis 1849 – et fera disparaître de ses rituels la mention du GADLU en 1887. La GLUA constatera simplement en novembre 1877, qu’elle ne pourra plus dorénavant accepter dans ses Loges les Frères français dépendant du G.O. de France, pour ces raisons. Elle ajoutera dans sa communication trimestrielle de mars 1878, qu’au cas où un F. français se présenterait, il devrait, pour être reçu en loge, prêter serment sur les Trois Grandes Lumières pour affirmer sa croyance en une volonté divine révélée. C’est l’apparition de la régularité fondée sur une notion philosophique et religieuse.
On ne peut d’ailleurs observer l’évolution de ces relations franco anglaises en faisant abstraction des relations plus largement politiques des deux pays au même moment : ces relations sont exécrables depuis 1850, et l’incident de Fachoda en 1898 ne contribuera en rien à leur amélioration.
Il faudra attendre l’Entente Cordiale au début du 20e s, et la Première Guerre Mondiale pour rapprocher les deux pays.
La Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies, créée en 1913 – issue d’ailleurs du G.O. de F. – sera la première Obédience française reconnue par la GLUA. À ce moment la G.B. possède un vaste Empire colonial et la F.M. constitue un moyen d’intégration des nouveaux territoires, divisés en « Districts » à la tête desquels sont placés des « G.M. de District ». La « reconnaissance » devient donc un fait important pour asseoir la domination anglaise. Ne sont exclus de ces territoires que les E.U. d’Amérique (qui ont tendance à répliquer le modèle anglais) et l’Europe divisée en Nord protestant et Sud catholique.
Les FF. du G.O. qui ont créé la GLNIR, pratiquant essentiellement le Rite Écossais Rectifié dans un premier temps, demandent la reconnaissance de la GLUA, et s’engagent pour cela à maintenir la mention du GADLU. C’est la première « demande de reconnaissance » provenant d’un organisme étranger. Une deuxième étape est franchie en 1929, avec l’établissement par la GLUA des Basic Principles for Recognition of Grand Lodges en huit points. La conséquence est qu’il est interdit de recevoir en visite les FF. dépendant d’Obédiences non reconnues. Avec l’arrivée annoncée des Indépendances, dès avant la Deuxième Guerre mondiale, la « reconnaissance » maçonnique reste un moyen d’intégration dans le Commonwealth. Les anciennes colonies anglaises joueront ce jeu, mais non les autres pays qui n’en voyaient pas la raison.
La GLNIR, devenue GLNF, est composée dans les années 1950 de plus de 80% d’anglo-saxons, au point que Wirth la dénommait « Grande Loge anglaise de France ».
Conclusion : la notion de « régularité » a changé de contour entre la fin du 19e s et la première moitié du 20e s. Elle a donc un contenu variable suivant les époques, et un point de vue purement binaire sur elle serait sujet à caution, justement en raison de ce caractère variable…
Discussion :
Aux U.S.A. qui représentent environ 4 millions de F.M., il n’y a pas que des Obédiences mainstream – contrairement à la G.B. – mais des multitudes d’Ob. qui ne le sont pas. Les « Modernes » y étaient historiquement dominants, mais les « Anciens » ont gagné par l’arrivée massive des Irlandais : impopulaires et affaiblis, les « Modernes » ont cédé et la maçonnerie Américaine est « Ancienne ».
La question de la « régularité » ne se pose pas de la même façon en France qu’en G.B. où la maçonnerie est uniforme : elle est culturellement plus variée en France où il n’y a pas de bloc majoritaire. L’impossibilité des visites entre Obédiences serait souvent un obstacle, de même que la non mixité.
Il est néanmoins parfaitement respectable pour une Obédience française de vouloir pratiquer la maçonnerie en respectant les règles anglaises traditionnelles. Mais il convient dans ce cas de souligner honnêtement toutes les conséquences d’une telle pratique, et non de les taire pour rassembler autour d’une hypothétique « reconnaissance » des effectifs nombreux qui ne serviraient que l’antagonisme traditionnel depuis les années 1950 entre le G.O. de F. et la G.L. de F.
En effet, les Basic Principles reprennent des règles qui se conçoivent dans une pratique du rite anglais, et qui sont plus difficiles à respecter pour la majorité des Obédiences, lesquelles ne le pratiquent pas.
La L.N.F. elle-même – dont il a été constaté par certains membres éminents de la GLUA qu’elle respectait intégralement les règles liées à sa « reconnaissance » – n’entendrait pas, si elle devait être « reconnue », abandonner certains de ses usages inter-obédientiels actuels, qui y feraient alors obstacle…