Les Cinq Grandes Loges de l’histoire de la Maçonnerie anglaise : aux sources de la régularité

Roger Dachez. 2013

La question de la « régularité » maçonnique est à l’ordre du jour. Comme pour tout problème la connaissance de son histoire, en l’occurrence celle de la franc-maçonnerie en général et de cette notion de « régularité » en particulier, est indispensable si l’on veut comprendre quelque chose ! Comment est née cette idée de « régularité », comment a-t-elle évoluée et comment s’est-elle constituée telle qu’on la connaît aujourd’hui ? Voilà qui éclairera sûrement le débat actuel trop souvent empreint d’une grande ignorance. Bref, savoir d’où on vient est la condition sine qua non pour tenter de savoir qui on est et où on va et l’histoire est encore le meilleur moyen pour tous ceux qui veulent se prémunir de l’amnésie.

La « régularité »est-elle d’origine, au XVIIIe siècle, comme tendrait à le faire croire les principes anglais de la dite régularité promulgués en 1929 ? Dit autrement, la Grande Loge Unie d’Angleterre possède-t-elle une « régularité » d’origine ? Celle-ci rappelle volontiers que, fondée en 1813 par la réunion de deux Grandes Loges antérieures, celle des « Modernes » « réveillée » en 1717 et celle des « Anciens » apparue au tournant du XVIIIe siècle, elle possède une « régularité » une et indivisible, intrinsèque ou « immémoriale » qui se passe de toute démonstration. Cependant, dès 1887, Henry Sadler montrait que la Grande Loge des « Anciens » n’était pas issue de la Grande Loge des « Modernes » comme on le laissait entendre avant lui mais bel et bien une création nouvelle d’origine irlandaise. Il y aurait donc plusieurs origines à la GLUA dont une, l’origine irlandaise, reste très mystérieuse et, encore aujourd’hui, fort mal connue. Quant à l’origine de la GL des « Modernes » telle qu’elle est présentée dans les Constitutions de 1723, il ne s’agit pas d’histoire vraie de l’institution mais d’une histoire légendaire qui remonte à Adam et Eve. On sait maintenant, avec l’histoire positive authentique, que la Grande Loge qui apparaît en 1717 (et encore cette date est-elle sujette à caution puisque les premiers procès-verbaux ne datent que 1723) est plus prosaïquement une innovation, innovation évidemment très différente de ce qu’est la GLUA actuelle. Cette première GL, loin d’être une institution, c’est tout simplement la réunion de 4 loges antérieures et de quelques frères anciens qui forment ainsi non pas une « loge » mais une « grande loge » qui élit non pas un « maître » mais un « grand maître ». L’institutionnalisation de la franc-maçonnerie est postérieure et c’est dans les années qui suivent que naît véritablement la « Grande Loge » (le processus sera le même en France). À partir de 1719, la sociologie de la Franc-maçonnerie de Londres se modifie : y entrent des personnages influents et se crée ainsi un réseau d’influence. En 1723, sont publiés les règlements ou Constitutions qui organisent la Grande Loge en tant que telle. Cette nouvelle organisation va connaître un certain succès puisque dans les 20 années qui suivent une centaine de loges se placent sous sa bannière, qu’elles soient purement et simplement créées ou affiliées, ces dernières revendiquant une ancienneté et une origine mal connue…

Cependant cette hégémonie relative de la Grande Loge de Londres n’est pas acceptée par tous. A York, par exemple (mais la rivalité entre York et Londres est « immémoriale »), les loges, dont une existait (d’une manière documentée) depuis au moins 1713, n’acceptent pas la tutelle de Londres et fondent leur propre Grande Loge. C’est à York d’ailleurs, qu’en 1726, Francis Drake prononce son fameux discours où il énonce pour la première fois les 3 grands principes de la Franc-Maçonnerie : la vérité, la bienfaisance et l’amour fraternel, principes qui seront repris par la GLUA. Cette Grande Loge à York dite de « toute l’Angleterre » a réuni 11 loges et a existé jusqu’en 1738. Elle reprendra une activité de 1761 à 1792. Notons que cette rivalité institutionnelle n’empêchait pas des frères d’être membres des deux Grandes Loges.

C’est dans les années 1730 qu’apparaissent dans les procès-verbaux de la GL de Londres les mots « irrégulier » et « irrégularité ». Qu’est-ce que cela signifie ? Sont considérés comme « irréguliers » les maçons qui ont été reçus et appartiennent à des loges non contrôlées par la GL de Londres. Ces loges sont considérées « irrégulières » non parce que l’initiation dispensée ne serait pas valable mais tout simplement parce que ne se soumettant pas à l’administration de la GL elles sont « clandestines ». Nous sommes loin d’une vision « philosophique » de la « régularité » et, très prosaïquement, une loge « régulière » pour les uns peut être « irrégulière » pour les autres.

Avec la fondation de la GL des « Anciens » (influencée par l’Irlande), après 1750, une rivalité avec les « Modernes » (ou Anglais) s’instaure pendant près de 60 ans. Pendant cette période, lorsque des frères changent d’obédience, administrativement parlant, ce qui est souvent le cas, on pratique le « remaking » car il existait entre les 2 GGLL de grandes différences de pratique. Ceci ne s’effectuait donc qu’en cas d’adhésion formelle (comme on le fait encore aujourd’hui en faisant prêter de nouveau un serment lorsqu’un frère s’affilie à une nouvelle GL) car les frères visiteurs d’une autre obédience étaient admis et reconnus, sans autre formalité, comme maçon.

Vers 1770, des frères Écossais vivants en Angleterre se séparent de la GL des « Anciens » et fondent une nouvelle GL (la 4e). Cette Grande Loge est en fait composée de 2 loges qui organisent néanmoins des tenues communes avec les « Anciens » ce qui ne les empêchera pas d’intégrer, en 1776, la GL des « Modernes ». Les chemins de la « régularité » sont bien tortueux.

En 1777, William Preston et la Loge Antiquity, première des 4 loges fondatrices de la GL 1717 quittent la GL des « Modernes » et rejoignent la GL d’York (re née depuis 1761) puis fondent la « Grande Loge au sud de la rivière Trent ». Cette 5e GL survivra jusqu’en 1790.

Après l’Union de 1813 et la fondation de la GLUA, il y aura une 6e GL en Angleterre, celle de Wigan fondée en 1823. Celle-ci n’acceptait pas l’Union de 1813 au motif que la GL des « Anciens » y aurait perdu sa spécificité. Notons que nombre d’historiens pensent aujourd’hui tout le contraire. Cette GL de Wigan aura 5 loges au plus et pendant quelques années seulement. Bientôt il ne restera que la Loge Sincérité (n° 31) qui se définissait comme la « GL des Anciens maintenue » et qui finira par rejoindre la GLUA en 1913 en perdant son n° d’origine pour devenir la loge n° 3677.

Conclusion :

L’histoire montre donc que la division entre GGLL n’occultait pas la qualité maçonnique des frères et que le mot « irrégulier » était réservé à ceux qui n’étaient pas reconnus administrativement par telle ou telle GL.

Discussion :

  • Rappelons que la Grande Loge Nationale Française, « régulière » et reconnue jusqu’en 2012 par la GLUA, est une scission du Grand Orient De France, obédience « irrégulière » s’il en est aux yeux des Anglais, et qu’elle a été reconnue par correspondance…
  • N’oublions pas non plus que le sens des mots évolue à travers les siècles. C’est le cas du mot « loge » et c’est aussi celui de mot « régularité ». Aujourd’hui la signification de ce mot est héritière d’une problématique politique anglaise du XXe siècle et est bien éloignée (même s’il s’agissait aussi d’une problématique politique) de ce qu’elle pouvait être aux origines, au XVIIIe siècle.
  • Sur ce dernier sujet, signalons un ouvrage récent de John Belton The English Masonic Union of 1813, A tale Antient and Modern qui évoque, à travers l’histoire de W. Preston et la correspondance entre les dites GGLL, des motifs politiques (bien plus que maçonniques) de désaccord : « l’ennemi », du point de vue des « Anciens » (proche des l’Irlande) restant « l’Anglais » donc les « Modernes ».
  • On peut aussi lire avec profit : Être Franc-maçon par Pierre Fontaine.