1740-1750 : La décennie de tous les dangers

Roger Dachez. 2009

L’histoire sert, entre autre, à pouvoir expliquer la nature des institutions et, en particulier, celle de la Franc-maçonnerie. S’il n’y a guère de documents nouveaux apparus depuis 20 ou 30 ans, la réflexion sur les origines de la Franc-maçonnerie n’en est pas moins renouvelée -la théorie de la transition n’est pratiquement plus soutenue par aucun érudit en Angleterre- et on continue de s’interroger et de dégager de nouvelles pistes.

Reprenons donc notre exploration : et d’abord le non-événement de 1717 qui n’est attesté par aucun document si ce n’est l’édition des Constitutions de 1738 –vingt ans après- par Anderson qui n’avait pas participé aux évènements qu’il décrit (1717-1722). Rappelons que les procès-verbaux de la Grande Loge de Loge ne commencent qu’en janvier 1723. Il existe une attestation de janvier 1721 dans le Journal de William Stuckeley, érudit anglais, qui déclare être le premier maçon fait depuis de nombreuses années et qu’on a eu du mal à réunir un nombre suffisant de frères pour le recevoir. Il y a donc 2 idées à réfuter concernant 1717. La première est que cette date est celle de la naissance de la Franc-maçonnerie spéculative. C’est évidemment faux puisqu’elle existait déjà au XVIIe siècle en Ecosse par exemple. La deuxième idée – mais cette erreur est moins grave- c’est que 1717 est l’apparition de la Franc-maçonnerie spéculative obédientielle. En réalité, rien n’est moins sûr. La notion d’« obédience » pourra peut-être s’appliquer plus tard, quand la « Grande Loge de Londres et de Westminster » va regrouper d’abord, à la fin des années 1720, une soixantaine de loges puis, dans les années 1730, près de 180 et s’appeler « Grande Loge d’Angleterre ». La franc-maçonnerie anglaise émerge donc du néant documentaire au début des années 1720. En 1722, il y a une première mention dans la presse à propos du duc de Wharton (The Post Boy). Il n’y a pas d’appareil obédientiel, tout au plus un « député Grand Maître » à cause du fait que le Grand Maître ne s’occupe souvent de rien sinon de donner de l’argent et d’apporter une sorte de caution. L’arrivée de riches nobles dans la Franc-maçonnerie permet donc d’alimenter le fonds de charité, activité principale de la Franc-maçonnerie anglaise (et –dans une certaine mesure- c’est encore le cas aujourd’hui). D’ailleurs le comité de charité va peu à peu prendre une importance telle qu’il deviendra l’organisme directeur de la Grande Loge. A partir de la divulgation de Pritchard en 1730, la Franc-maçonnerie anglaise se développe. La publication de Pritchard servant même d’aide-mémoire aux francs-maçons.

Arrive alors la décennie 1740. On constate une baisse des effectifs. L’activité de certains Grands Maîtres devient quasi nulle à tel point que la Grande Loge se réunit moins. On se moque de la Franc-maçonnerie notamment en organisant des processions –Mock Masonry- (la Grande Loge finira par interdire les processions maçonniques). Le nombre de Loges diminue à Londres. Comment expliquer ce déclin ? La situation politique intérieure anglaise et les derniers soubresauts stuartistes ? La politique extérieure ? La guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) accapare la noblesse sur les champs de bataille en Flandres. Toujours est-il que le relatif retrait de la riche noblesse et de ses fonds appauvrit la Franc-maçonnerie anglaise et amenuise son premier rôle. Mais parallèlement, il ne semble pas que les loges de provinces soient touchées par ce déclin.

C’est dans ce contexte qu’apparaît, en 1751, ce qui deviendra la Grande Loge des Anciens. Cette revisitation des années 1740 permet de reconsidérer les circonstances de la naissance de cette nouvelle Grande Loge. Henry Sadler a réfuté, à la fin du XIXe siècle, l’idée selon laquelle cette Grande Loge des Anciens aurait été le fruit d’une scission au sein de la Grande Loge d’Angleterre. L’origine irlandaise de cette nouvelle Grande Loge a été mise en avant. Aujourd’hui, sans rejeter ces deux premières idées, on pourrait peut-être nuancer les choses. En histoire les idées trop simples n’expliquent pas une réalité complexe. L’affaiblissement de la Franc-maçonnerie anglaise dans les années 1740, le fait qu’elle ne jouait plus son rôle de charité, l’arrivée de migrants irlandais mal accueillis dans les loges anglaises, a peut-être favorisé l’émergence d’une nouvelle organisation. Ni scission, ni nouveauté absolue, la Grande Loge qui prendra le titre « Ancient » est le produit d’un ensemble de facteurs convergents que l’on ne peut appréhender qu’en replaçant les événements qu’on veut étudier dans leur contexte historique, politique, social et idéologique.

Discussion :

  • le rôle majeur du comité de charité dans une société où la sécurité sociale n’existait pas.
  • la lettre de Horace Walpole citée par John Hamill dans son livre The Craft où le correspondant, constatant la mauvaise image de la Franc-maçonnerie anglaise dans le public, en vient à souhaiter une sorte de « persécution » pour lui redorer son blason.
  • la mémoire des années 1740 chez les maçons anglais : c’est à cette période que William Preston situe la fameuse théorie de l’inversion des mots sacrés, légende qui aura une incroyable postérité, sans doute parce qu’ancrée dans ce terreau aussi fertile.