Le Mythe fondateur dans la maçonnerie anglaise
Roger Dachez. 2003
En 1992, la Grande Loge Unie d’Angleterre fêtait son 275e anniversaire. Cette année, « La Maçonnerie Française » s’apprête à faire de même. Pour une institution comme la Franc-maçonnerie, ces anniversaires sont souvent l’occasion de célébrations somptueuses mais pas seulement. C’est aussi le moment d’un retour sur elle-même, d’une redécouverte des textes fondateurs et aussi d’études diverses sur les conditions de son apparition et sur l’émergence du concept de mythe fondateur.
La saint Jean d’été 1717
Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme un événement majeur de l’histoire de la franc-maçonnerie est évidemment passé complètement inaperçu à l’époque. Ici comme pour d’autres faits historiques, il faut se garder de tout anachronisme et se replacer dans le contexte du temps si l’on veut appréhender les circonstances et les conditions réelles de la naissance de la Franc-maçonnerie obédientielle.
En 1715, l’Angleterre sort de la « Rebellion » et s’éloigne de la guerre civile. Au mois de septembre, le prétendant Stuart quitte le pays pour l’Italie et la situation se stabilise peu à peu. En juin 1716, les quatre loges qui fonderont la Grande Loge de Londres se réunissent et, la paix étant encore précaire, décident de se revoir l’année suivante.
Ces quatre loges fondatrices n’étaient pas des créations ex nihilo et existaient déjà depuis plusieurs décennies. Elles étaient principalement composées d’artisans, de boutiquiers, de commerçants dont la préoccupation essentielle semblait être l’entraide mutuelle. A cette époque, en effet, la protection sociale était inexistante. Cette pratique d’entraide était d’ailleurs fort ancienne puisque dès le XIIe siècle des confréries s’étaient organisées dans ce sens en tenant une common box, une caisse commune. Ces quatre loges, dont on ne connaît pas de rituel, avaient donc principalement cette finalité et c’est d’ailleurs dans le but de mettre leurs ressources en commun qu’elles se réunirent une nouvelle fois à la saint Jean d’été de l’an 1717.
A cette occasion, la loge constituée lors de cette journée qui deviendra historique, composée de 4 loges, fut donc une « grande » loge et le maître qui la présida un « grand » maître. Mais, et notons bien la différence, ce n’est pas à dire que fut créée une « Grande Loge » avec un « Grand Maître » et une administration.
Les quatre loges décidèrent de se retrouver l’année suivante, en 1718, et le grand maître fut alors George Payne qui était un agent des impôts (Tax Office), ce qui n’était pas si mal choisi pour une organisation chargée de gérer de l’argent.
La naissance de la Grande Loge de Londres
En 1719 se déroule un événement sans doute non prévu par les participants de la réunion de la Saint Jean d’été 1717 et qui va bouleverser l’avenir de la Maçonnerie : l’arrivée de Jean Théophile Desaguliers. C’est George Payne qui a eu cette idée, peut-être pour donner plus de lustre à la jeune « Société ». Toujours est-il que ce projet va être couronné d’un succès inattendu et considérable et va transformer littéralement la « grande » loge en « Grande Loge ».
Jean Théophile Desaguliers est en effet un savant illustre à cette époque, très en Cour, une gloire montante de la nouvelle dynastie hanovrienne. A travers sa personne, on perçoit nettement la différence, pour ne pas dire plus, d’avec le milieu social des quatre loges fondatrices. Très rapidement, Jean Théophile Desaguliers incite des aristocrates à entrer dans la « Société » en même temps qu’il initie une réflexion sur l’histoire de la Maçonnerie. Dès 1720, George Payne demande donc à ce que l’on rassemble les Old Charges ou Anciens Devoirs connus afin de rédiger de nouvelles constitutions « selon une nouvelle et meilleure méthode ». Ce sera chose faite en 1723. Entre temps, dès 1721, la Grande Loge a achevé sa mutation éclair en installant comme Grand Maître, le duc de Montagu, l’homme le plus riche d’Angleterre. Depuis lors tous les Grands Maîtres anglais sont des nobles. A cette occasion, on crée le poste de Député Grand Maître qui sera justement occupé par Jean Théophile Desaguliers.
Entre 1718 et 1721, la « Société » a donc véritablement changé de nature. Elle est désormais composée d’une nouvelle population, aristocrate et fortunée et devient une obédience au sens moderne du terme, qui met en place une administration. De « grande » loge, elle est bien devenue une « Grande Loge ».
Le mythe fondateur
Cette transformation subite ne fut pas, on s’en doute, du goût de tout le monde et pour vaincre les inévitables réticences, on inventa le premier mythe fondateur de la Maçonnerie anglaise, le revival, le réveil, c’est-à-dire la théorie selon laquelle la Grande Loge n’était pas une nouveauté mais le réveil d’une ancienne Grande Loge, s’inscrivant dans une continuité parfaite de l’histoire du Métier.
Dans ce but, la première partie des fameuses Constitutions de 1723, consacrée à l’histoire du Métier, explique, en substance, que celui-ci fut fondé à l’origine du Monde, puis en passant par Euclide, Pythagore, Charles Martel et autres rois d’Angleterre, il s’organise maintenant dans la Grande Loge elle-même réveillée après la mort de Christopher Wren, en 1702, pour lui redonner toute sa grandeur immémoriale. Cette histoire de la Maçonnerie sera régulièrement réimprimée tout au long du XVIIIe siècle.
Pour mythique qu’elle soit, l’histoire des origines de la Maçonnerie avait l’avantage de donner au Métier une grande ancienneté en même temps qu’un certain prestige propre à flatter les nouveaux frères aisés. Ces fortunés participeront d’ailleurs largement à la common box puisque dès 1724 un comité de charité est créé, de quoi satisfaire les maçons de 1717.
Les motivations des fondateurs
L’historien Douglas Knoop, membre de la loge des Quatre Couronnés, a montré, après la Guerre, que l’on ne peut plus étudier sérieusement l’histoire maçonnique en dehors de son contexte social, économique, politique, culturel, etc. Suivons donc ses pas.
La décennie 1715-1725 est une époque où s’établit, avec une nouvelle dynastie, une certaine prospérité économique. C’est une époque de réconciliation entre les diverses couches de la société anglaise. Dans cette optique, il n’est pas impossible que la Grande Loge ait pu être un de ces lieux d’intégration, donnant l’occasion à des personnes aisées et proches de la dynastie en place, d’aider et par conséquent de côtoyer de plus défavorisés par une action caritative.
Au titre de la paix civile, dans le titre II des Constitutions, on insiste bien sur le respect dû à la Magistrature civile, à l’engagement à ne pas participer à la « Rebellion », c’est à dire à ne pas lutter contre la nouvelle dynastie, tandis que dans le registre religieux, le titre I préconise la plus grande tolérance. De même la présence au sein de la Grande Loge de membres de la Royal Society va favoriser et mettre en valeur le rôle de l’intelligentsia londonienne.
Ainsi, l’étude du mythe fondateur de la Maçonnerie anglaise nous permet non seulement de revisiter les origines de la maçonnerie obédientielle mais aussi de cerner les tendances fondamentales, les caractères propres de cette maçonnerie au XVIIIe siècle.
Discussion :
* Il y a lieu de distinguer ce mythe fondateur qui présente la nouvelle Grande Loge comme la continuité pure et simple du Métier et comme un réveil d’une Grande Loge en sommeil, de la théorie de la transition formulée à la fin du siècle suivant et synthétisée magistralement par Harry Carr. Même si cette dernière théorie a peut-être été contaminée par celle du Revival, elle en est cependant fondamentalement différente dans la mesure où elle introduit une différence de nature entre la Maçonnerie du XVIIIe siècle (spéculative) et celle des siècles antérieurs (opérative) ce qui n’est pas le cas dans le mythe du réveil.
* Un autre mythe fondateur est aussi intéressant à étudier : celui des Rose-Croix. D’un authentique canular du début du XVIIe siècle, on a abouti à une authentique et intéressante littérature rosicrucienne et même à des véritables organisations rosicruciennes...