Les Anciens Devoirs (Old Charges)

Arille Chevalier 2001/2002

1. Origine et longévité des Old Charges

L'origine des Old Charges est incontestablement opérative et anglaise. Les copies que nous en avons conservées ne remontent pas au delà de la fin du moyen âge, exactement à la fin du XIVe siècle 1.

Ils rassemblent des prescriptions d'ordre moral à l'adresse des différents grades de la maçonnerie opérative. Ce sont des codes professionnels précédés d'une histoire mythique du métier, histoire qui était manifestement destinée à rehausser l'autorité des prescriptions qui s'y trouvaient 2.

Malgré la destruction des manuscrits réalisée en 1720 par des Frères trop zélés 3, il ne subsiste aujourd'hui pas moins de 113 copies s'échelonnant de 1390 à 1840. Les deux tiers sont antérieurs à la création de la Grande Loge de Londres en 1717. Ce sont évidemment ceux-ci qui nous intéressent au premier chef.

Puisqu'il s'agit de documents qui, à l'origine, s'adressent à des opératifs, un classement de ces manuscrits est plus que nécessaire, puisqu'ils ont connu une mutation permanente et qu'ils n'ont manifestement pas pu avoir, dans la maçonnerie spéculative du XVIIIe siècle, la même signification que celle qu'ils avaient à l'époque médiévale et opérative 4.

Une étude des Old Charges n'a de sens que si on les situe dans leur contexte politico-social de la fin du Moyen âge. Une première tentative en ce sens a été menée par Edmond Mazet ( op. cit .). C'est ainsi que pour décrire le statut du tailleur de pierre médiéval, il se réfère (p. 30) à un ouvrage d'Emile Mâle, L'Art religieux du XIIIe siècle , Paris, 1931. Cette source bibliographique pourra être utilement complétée par un ouvrage de Louis Réau et Gustave Cohen, L'Art du moyen âge et la civilisation française , coll. L'Evolution de l'Humanité, 1935, et surtout, nous disposons aujourd'hui d'un travail de synthèse inestimable avec l'ouvrage de Georges Duby, Le Temps des cathédrales. L'art et la société 980-1420, Gallimard, Paris, 1976. L'art, et plus particulièrement l'art communément appelé gothique, est ici présenté comme le résultat d'une volonté philosophico-religieuse précise (c'est-à-dire catholique et initialement scolastique) ne laissant aux exécutants - les opératifs - qu'un rôle totalement accessoire. Ce retour à la réalité historique nous éloigne sensiblement d'un mythe que nous connaissons bien et qui est celui du " compagnon/maçon bâtisseur ".

Nous n'envisagerons que les Anciens Devoirs antérieurs à 1717 et qui, outre les prescriptions morales et relatives à l'organisation du métier, comportent une histoire mythique de la maçonnerie. Ceci nous permet d'ores et déjà d'exclure les Règlements pour les métiers des maçons (Londres, 1356) ainsi que les Ordonnances de la cathédrale d'York (1370) 5. Tout ce qu'on peut retenir de ces deux textes et qui pourrait nous être utile se résume en trois points :

1. En 1356, la nécessité d'élaborer un règlement du métier est apparue à la suite de dissensions entre maçons tailleurs de pierre et maçons bâtisseurs. Nous apprenons que jusqu'alors " le métier n'a pas été réglementé en bonne et due forme, sous le gouvernement de gens de leur métier, comme les autres métiers le sont ". Les guildes de maçons resteront toujours très rares en Angleterre. L'apparition de la " Compagnie des Maçons de Londres " entre 1356 et 1376 sera un fait quasi isolé. On peut même dire que si le maçon " est peut-être moins itinérant qu'on ne l'a dit, ses liens avec la ville sont structurellement moins forts que pour les autres travailleurs " 6.

2. La loge est un espace géographique - et non géométrique ! - qui correspond au lieu où était distribué le travail, et aussi à la cantine. La traduction la plus adéquate du mot anglais lodge nous paraît être, pour ce qui concerne la maçonnerie opérative, le mot français chantier. A noter que cette notion d'" espace de rassemblement " a subsisté en Angleterre dans la maçonnerie même non-opérative jusqu'à la fin du XVIIe siècle 7. La Lodge n'a donc rien ici d'une institution.

3. Sur le chantier, à York, on trouvait un magister operis (maître d'ouvrage) et deux custodes operis (gardes). A noter qu'à propos du substantif masculin " garde ", Littré signale l'existence de " gardes de métiers " 8.

Structure générale des Anciens Devoirs

Globalement 9, une copie des Anciens Devoirs se présente ainsi :

1. Un hommage ou une prière à la divinité.

2. Une description des Sept Arts Libéraux 10 accompagnant le récit d'Euclide. L'éloge particulier de la Géométrie qui, dès l'époque médiévale, apparaît synonyme de Maçonnerie 11, trouve sa justification dans le fait que l'homme travaille toujours par mesure. La Géométrie est citée en cinquième place après la grammaire, la rhétorique, la dialectique et l'arithmétique. Elle est, selon le terme scolastique la " quintessence ( quinta essentia ), la " science la plus noble de toutes, celle qui trouve toutes les autres 12 ".

3. Une histoire mythique du métier. Celle-ci suit vaguement le cheminement biblique. L'histoire commence avant le Déluge quand Jabel, Tubal, Tubal-Caïn et sa soeur Neema résolurent de sauver les sciences qu'ils avaient inventées en les gravant sur deux colonnes 13. La maçonnerie est introduite en Angleterre via la France, sous le règne du roi Athelstan (925-939) qui donna les premiers Devoirs aux maçons.

4. Un exposé des Devoirs dont la présentation diffère selon l'époque et qui se divisent en devoirs moraux et devoirs professionnels.

5. Pour les manuscrits post-médiévaux, (à partir du manuscrit Grand Lodge n°1 ) les éléments d'une obligation précédés (au XVIe siècle) par une indication en langue latine sur la manière de la prêter.

L'univers historique des premiers Devoirs

Par " premiers Devoirs ", nous désignons expressément les deux manuscrits médiévaux, le Regius et le Cooke . Dans la répartition des manuscrits en quatre périodes que nous pratiquerons au cours de cette étude, ce sont ces deux manuscrits qui constituent la première période. Pour être correctement perçus, ils exigent d'être replacés dans leur cadre à la fois historique et artistique, puisqu'ils s'adressent à des ouvriers anglais de la construction dont la tradition, familière en franc-maçonnerie, s'est plue à souligner le rôle particulièrement noble 14 qu'ils jouèrent en édifiant des cathédrales.

Rappelons brièvement que l'histoire de l'art répartit en deux grandes périodes les édifices religieux construits en Europe entre le XIe et le XIVe siècle. L'âge roman, parti de Cluny au XIe siècle se maintient jusqu'aux environs de 1130, date qui marque l'avènement de l'âge communément appelé gothique, mais que les historiens préfèrent désigner sous le vocable opus francigenum , c'est-à-dire " art français " et dont l'ère, inaugurée par Suger à Saint-Denis, prend fin vers 1280 à Strasbourg. Par rapport à l'architecture française, force serait de constater que les premiers Devoirs apparaissent une centaine d'années après la fin des grands chantiers français et pourraient, de ce point de vue, être jugés peu actuels. Toutefois, le Regius et le Cooke sont en anglais, et, en Angleterre, l' opus francigenum connaît un prolongement en decorated style (style orné) correspondant à l'art flamboyant continental du XVe siècle, mais qui se manifeste en Angleterre dès 1250. De plus, en 1350, l'évolution se poursuit sans discontinuité sous la forme du perpendicular style (style perpendiculaire). Vers 1450, il connaît son plein développement dans la célèbre chapelle du King's College de Cambridge. C'est donc pendant une période de construction d'édifices religieux toujours active en Angleterre que naissent nos premiers manuscrits d'Anciens Devoirs.

Discussion :

* Avec cette étude, nous sommes au coeur de la question des origines de la maçonnerie spéculative puisque des théories se sont forgées presqu'exclusivement sur une relecture des Anciens Devoirs et l'étude de leur évolution. Clairement opératifs, ces textes sont en effet considérés par les tenants de la théorie de la transition et de la filiation entre une maçonnerie opérative et une maçonnerie spéculative, comme la preuve de l'origine opérative directe de la maçonnerie spéculative.

* La distinction entre les Anciens Devoirs et les règlements du métier.

D'une certaine manière, les règlements sont des textes officiels émanant d'une autorité supérieure, alors que les Anciens Devoirs sont des textes élaborés à l'intérieur du métier comme une sorte de convention collective.

* Les Anciens Devoirs sont des textes purement et exclusivement anglais. Même les textes écossais, postérieurs à 1650, sont d'origine anglaise. Ainsi ces textes nous renseignent sur la maçonnerie anglaise et non écossaise.

* Les auteurs de ces textes.

Ce sont des clercs, des religieux et non des opératifs. Si ces textes sont bien l'expression d'un métier, c'est une expression revue et corrigée par un pouvoir intellectuel. La place accordée dans ces textes aux Arts Libéraux en témoigne. En effet, les Arts Libéraux, à la base de tout le système d'éducation au moyen âge s'opposent, jusqu'au XVIIIe siècle, aux Arts mécaniques, c'est-à-dire les métiers. Les Arts libéraux étaient donc le domaine des intellectuels, libres des contraintes d'un métier. Evidemment, ceci n'incite pas à chercher parmi les opératifs l'origine de ces spéculations. D'ailleurs, ce n'est pas de " maçonnerie " qu'on parle dans ces textes, mais bien de " géométrie ".

Deux extraits des Old Charges médiévaux

1. Cooke II [ circa 1410]

;lignes 1 à 27 : Hommage à la divinité (traduction du Pr André Crépin)

Grâces soient rendus à Dieu, notre glorieux géniteur, auteur et créateur du ciel et de la terre et de toute chose qui s'y trouve de ce qu'il ait voulu engager sa glorieuse divinité dans la création de tant de choses diversement utiles à l'humanité. Car il fit toutes choses pour qu'elles fussent obéissantes et soumises à l'homme. Car tout ce qui est comestible, de nature saine il le créa pour la subsistance de l'homme. En outre il a donné à l'homme l'entendement et le savoir de diverses sciences et arts qui nous permettent de travailler en ce monde afin d'arriver, en gagnant notre vie, à réaliser différentes choses qui plaisent à Dieu et concourent à notre confort et notre bien. Si je devais les passer en revue ce serait trop long à dire et à écrire.

2. Regius [circa 1390]

vv 1 à 62 : Le récit d'Euclide (traduction du Pr André Crépin).

Quiconque sait comprendre et lire pourra trouver en livre ancien l'histoire de seigneurs et dames qui maints et maints enfants avaient, mais pas de quoi les faire vivre à la ville ou par champs et bois. Conseil ensemble ils ont tenu pour décider à leur endroit comment au mieux ils pourraient vivre sans inconfort souci ni peine, et plus encore les descendants de ces enfants après leur mort. Firent alors quérir grands clercs pour leur apprendre à s'occuper : " Nous les prions pour l'amour Dieu de faire à nos enfants de quoi pouvoir gagner leur vie honnêtement et sûrement. "

Lors par noble géométrie l'honnête art de maçonnerie prit ainsi forme et s'ordonna conçu par clercs ci assemblés. Géométrie ils inventèrent nommée par eux maçonnerie, de tous les arts le plus honnête. Nobles enfants alors apprirent géométrie à son école où il montra tout sa science. Pour satisfaire et père et mère leur enseigna l'art très honnête. L'élève honnête et le plus prompt qui surpassait ses compagnons, si dans cet art il l'emportait, il avait droit à plus d'égards. Ce clerc avait pour nom Euclide, loin s'étendait sa renommée, mais ce savant exigeait plus de qui ainsi plus haut était : il doit aider le moins doué à se parfaire en l'art honnête ; l'un l'autre ainsi doivent s'instruire l'un l'autre aimer tels frère et soeur. Une autre règle il ordonna : d'appeler maître celui-là ; il avait droit à grands égards, donc devait être ainsi nommé ; mais ne devrait jamais maçon dans son métier l'autre appeler sujet, valet - ô mes chers frères - même si l'autre est fort médiocre, mais traiter de compagnon, car ils ont tous noble naissance.

Fondée sur la géométrie ainsi naquit la maçonnerie. Le grand Euclide a inventé géométrie aux bords du Nil en Egypte, moult l'enseigna en maint pays de tous côtés.

1 Observons à ce propos, que William Schaw écrit ses Statuts pour l'Ecosse à l'extrême fin du XVIe siècle.

2 Edmont MAZET, Les manuscrits Regius et Cooke , dans : La franc-maçonnerie. Documents fondateurs , Editions de l'Herne (1992), p. 23.

3 Wallace McLEOD, The Old Charges (1986), in : The Collected Prestonian Lectures 1975-87 , Lewis Masonic London (1988), p. 262 : La plupart des copies viennent d'Angleterre. Onze seulement viennent d'Ecosse et sont postérieures à 1650. Anderson parle de " Gothic Constitution " pour en souligner le caractère péjoratif.

4 On comprendra qu'une confusion a pu, jusqu'à nos jours, être savamment entretenue par ceux qui persévèrent à considérer qu'il a réellement existé, en Angleterre ou sur le continent, une filiation de l'opératif au spéculatif. Anderson lui-même ajouta à cette confusion en autorisant pour ses " Constitutions des francs-maçons " (1723) l'appellation alternative d'" Anciens devoirs ", sous prétexte que ses " Constitutions " étaient destinées à remplacer les " Devoirs " de l'époque médiévale.

5 KNOOP et JONES, The Medieval Mason , Trad. E. Mazet in La franc-maçonnerie... (op. cit.) , pp. 119-123.

6 E. MAZET, op. cit ., p. 31.

7 Douglas KNOOP, G.P. JONES, Douglas HAMER, Early masonic pamphelts, Quatuor Coronati Lodge, London, 1978, p. 32 [Plot's Natural History of Staffordshire, 1686, 82].

8 Emile LITTRE, Dictionnaire de la langue française , tome 3, Gallimard-Hachette, Paris, 1958, p. 2049 : [ garde , s. m.] " 13° Autrefois, gardes des métiers, maîtres et gardes, ceux qui, élus dans les corps de métiers, avaient soin que rien ne se fit contre les règlements ". Cf . aussi Compte-rendu William Preston , 1ère série, 4e trimestre 1998, p. 194 et Renaissance Traditionnelle , n° 117, janvier 1999, p. 4. Le mot " warden " (racine " ward ") a été traduit au début du XVIIIe siècle par " surveillant " et même par " inspecteur " en 1738.

9 Avec Wallace McLEOD, The Old Charges, op. cit ., pp. 263-264, nous verrons qu'une évolution de ces textes est perceptible.

10 Le trivium est composé de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique. La quadrivium est composé de la géométrie, de l'astronomie, de la musique et de l'arithmétique.

11 Le Ms Regius reconnaît la subtilité : " Ils contrefirent la Géométrie nommé par eux Maçonnerie " (vv. 23-24).

12 Ms. Grand Lodge Nr 1 , p. 146.

13 La Bible fut le livre qui, en raison de sa fonction exotérique, fut le plus répandu jusqu'au treizième siècle. Grégoire IX, cependant, interdit en 1229 aux Catholiques de la lire en langue vulgaire. Cf . Jean-François VAR, Le manuscrit Dumfries (crica 1710), in La franc-maçonnnerie. Dcouments fondateurs, op. cit., p. 213, note 122 .

14 " Noble " parce que dès l'âge roman, on est convaincu que le bâtiment, mieux que la peinture, peut coopérer à la révélation du divin. Cf; Georges Duby, op. cit ., p. 336.


2. Les auteurs et l'objectif des Anciens Devoirs

Nous ne pouvons évoquer la question des auteurs sans nous livrer à un bref survol historique du métier des constructeurs pendant la période médiévale. Il convient d'envisager tout particulièrement les conditions dans lesquelles étaient construits les édifices religieux. Plusieurs raisons nous engagent dans cette voie. D'une part les A.D., quand ils énumèrent les glorieux témoignages de l'art de bâtir, se réfèrent manifestement à des édifices sacrés, à commencer par le Temple de Salomon. Et la tradition maçonnique qui prolonge celle des A.D., grâce à la médiation d'Anderson, parle volontiers du " constructeur de cathédrales ", pour désigner l'ancêtre " primordial ". D'autre part, il est patent qu'une grande partie du moyen âge occidental est marqué par la conviction que " le bâtiment, mieux que la peinture peut coopérer à la révélation du divin. " 15

Aujourd'hui encore, les conditions de travail des destinataires des A.D. tiennent du mystère. Les seuls documents anglais susceptibles de nous éclairer de manière presque immédiate sur le cadre socio-historique des A.D. sont Les Règlements pour le métier des maçons (Londres, 1356) 16 et Les Ordonnances de la cathédrale d'York (1370) qui ne nous donnent que quelques renseignements épars sur les conditions d'engagement et le temps de formation des travailleurs.

En présence d'une telle pénurie dont l'unique avantage est de favoriser l'imagination mythique, je crois qu'il faut élargir le débat et porter simultanément notre examen sur trois régions d'Europe occidentale : L'Angleterre qui nous propose ses Old Charges , la France qui nous offre le chef d'oeuvre de ses cathédrales dites " gothiques " et l'Allemagne dont on a, jusqu'à présent, négligé les Ordnungen ou " Règlements " des tailleurs de pierre de la fin du moyen âge 17.

Laissant pour une autre étude l'antiquité romaine et ses célèbres collegia fabrorum attribués au roi Numa, nous allons limiter notre investigation à la période médiévale européenne s'étendant du 10 ème au 15 ème siècle, de manière à appréhender l'évolution du travail associatif qui aboutit aux conditions historiques de l'apparition des Old Charges en Angleterre.

Les équipes de constructeurs de l'époque romane

Nous savons que l'idée de confier la formation de constructeurs à des frères lais est venue de Vallumbrosa à Cluny où elle fut largement mise en pratique. C'est Cluny qui, au 11ème s. fut à l'origine de la classe des oblati/donati (jeunes gens consacrés par leurs parents à la vie monastique, mais qui ne prononçaient pas de voeu) qui devaient servir de manoeuvres et ne porter que des vêtements civils. A Hirsau, en Forêt Noire, l'abbé Wilhem (1069-1091) établit des " Statuts " pour sa fraternité de construction. Pour la première fois y apparaissait un magister , à qui tous les membres de la communauté doivent obéissance 18. Ces " Statuts " furent en vigueur dans toutes les abbayes, filles de Cluny, et situées notamment en France, en Allemagne et en Angleterre 19. S'ensuivaient d'étroites relations entre les monastères et une grande fraternisation entre moines. D'autre part on échangeait les " équipes de construction " qui, sur leur route, devaient obligatoirement être logés et nourris.

Les équipes de constructeurs de l'époque dite " gothique " (1130-1280)

A l'époque où " la Géométrie gouverne l'image gothique plus rigoureusement qu'elle ne le faisait pour l'image romane " 20, les moines cisterciens transportent de France en Allemagne l' opus francigenum qu'on appellera à la Renaissance " art gothique ". Ils utilisaient de véritables " troupes de constructeurs " régies par une organisation quasi militaire. Ce sont les frères lais (les instructeurs de l'époque romane) qui fournissaient le gros des effectifs de tailleurs de pierre et de maçons. La direction en était laissée aux magistri , initialement moines-architectes formés en école. Tous les constructeurs portaient le roc blanc des cisterciens. Or, en 1157 se produisit un véritable bouleversement : un chapitre général des cisterciens décréta que tous les frères se retiraient de la construction pour se consacrer à la dévotion. Ainsi était ouverte la voie vers les fraternités de constructeurs qui vont se répandre dans le monde entier et qui, jusqu'à la fin du 15 ème siècle ont marqué la construction de façon déterminante 21.

D'autres fraternités de constructeurs naissent vers 1200, cette fois sous direction civile . Elles accompagnent la naissance des villes et rassemblent, sur base de la liberté individuelle, un artisanat conscient de sa relative indépendance. La construction des nouvelles églises sera ainsi confiée à des architectes civils ou moins religieux - ce sera le cas de Villard de Honnecourt - qui, au début n'eurent à engager que des frères lais organisés, comme précédemment, en fraternités. Une évolution se dessine. Peu à peu les frères lais furent remplacés par des travailleurs civils, et c'est un architecte totalement civil, Erwin von Steinbach (1240-1318) qui édifiera la cathédrale de Strasbourg, dernière cathédrale gothique de l'actuel territoire français. Les fraternités monastiques diminuèrent nettement au cours du 13 ème siècle et on peut dire que l'influence grandissante des cisterciens, qui donnaient toujours davantage d'importance aux activités spirituelles, accentua le phénomène 22.

Au tournant des 12 ème -13 ème s., les hautes exigences techniques exigeant une formation intensive en vue de la qualification, est attestée, en Allemagne au moins, une double évolution qui se marque d'une part dans l'apparition de loges de cathédrales (Dombauhütten), organisées fraternellement et exclusivement composées de tailleurs de pierre et d'autre part l'apparition, en zone urbaine, de nombreuses associations de travailleurs manuels ainsi que des corporations de tailleurs de pierre (Steinmetzzünfte), fraternellement constituées, qui se consacreront presque exclusivement à la construction de bâtiments civils. En 1275, Strasbourg est reconnue comme loge principale (Haupthütte). Quelques années auparavant, les loges de Bern et de Cologne alors équivalentes à Strasbourg, avaient transmis à Strasbourg et à Vienne l'autorité supérieure sur toutes les loges allemandes 23.

Une " loge " allemande vers le milieu du 15 ème siècle.

Les Ordnungen (Règlements) paraissent l'un après l'autre à partir de 1459. Le premier est le Straßburger Ordnung , c'est-à-dire le Règlement dit de Strasbourg, mais en réalité de Ratisbonne. Ils ne sont postérieurs aux A.D. (1390-1410) que d'une cinquantaine d'années. Il vaut donc la peine de s'y intéresser.

La loge de base s'appelle Hütte , parfois Laube , plus rarement Loge. Ces appellations ne valent que pour les Dombauhütten, c'est-à-dire les loges de cathédrales à l'exclusion de toute association corporative (Zunft).

La loge est dirigée par un Meister siégeant à l'orient et assisté d'un Polier (Palier, Parlier) qui siégeait à l'occident et à qui, en français, nous pourrions donner le nom d' orateur La première mission du Palier consiste à garder les bâtiments et veiller aux intérêts du maître . Son rôle de garde n'est-il pas caractéristique et ne peut-il pas être rapproché du custos operum des Ordonnances de la cathédrales d'York ou du warden des A.D. ? La loge est un carré long. Au midi siègent les compagnons " sédentaires " et au septentrion les compagnons " voyageurs ". Nous y trouvons des Diener (Apprentis), des Kunstdiener, et des Gesellen compagnons.

Les auteurs des Old Charges

Après cet excursus qui nous a donné quelques lumières sur l'organisation du travail à l'ombre des cathédrales, revenons aux A.D. et d'abord à leurs auteurs. C'est une matière qui, elle aussi, fait partie du mythe. En effet, dès qu'on parle de règlements de métiers, la tentation est grande de croire que ce sont des maçons opératifs qui ont écrit ces textes dans l'intention, par exemple, de consigner les écrits et traditions orales de la maçonnerie. Certes, les matériaux qui constituent la base des A.D. dérivent certainement des coutumes et traditions du métier, mais il est infiniment peu probable que des maçons de métier aient joué quelque rôle que ce soit - si ce n'est celui d' informateur - dans la rédaction de ces textes 24. " Un tel rôle fut assumé par les clercs pour lesquels travaillaient ces maçons sur les chantiers d'église " et il est tout aussi certain que c'était d'eux que venait "l'initiative de fixer par l'écriture ce qui dans le métier se transmettait de façon purement orale " 25. Les magistri operum du 13 ème s. sont de savants spécialistes, mais ils resteront toujours des exécutants au service de l'autorité religieuse. Ces docteurs es pierres édifiaient des bâtiments qui étaient le reflet des cheminements dialectiques de la religion catholique. Villard de Honnecourt est l'un de ceux-là. Les clercs ont entrepris de consigner, non sans les adapter à leur point de vue d' employeurs 26, les prescriptions traditionnelles du métier. L'origine cléricale des manuscrits médiévaux et post-médiévaux ne fait pas de doute en raison, pour les premiers, de l'érudition et de la langue latine qu'on y trouve, et, pour les seconds, en raison de la mise des textes en conformité avec le récit biblique. Cela nous amène à nous poser la question des relations entre les maçons et ces clercs. C'étaient tout simplement des relations d'employés à employeurs . Il serait vain de se le dissimuler : les hommes qui travaillaient pour ces clercs, c'est-à-dire les maçons, étaient des hommes aux moeurs le plus souvent violentes ; on peut même dire qu'" en raison de leur vie itinérante, ils ne manquaient pas d'occasions de tomber dans la débauche. " 27 Aussi, chaque fois que nous rencontrons dans nos textes des envolées moralisatrices, ce serait une erreur de croire qu'elles sont l'expression d'une générosité éducatrice totalement gratuite. Pour des impératifs d'organisation du travail, il convenait d'amender les moeurs des maçons. Eviter les querelles, ne pas coucher avec la femme de son maître ou de son compagnon, corriger avec douceur les erreurs d'autrui sont des recommandations destinées à prévenir toute zizanie 28 sur le chantier. D'autre part, l'enseignement historique prodigué aux maçons tendait à donner aux prescriptions une confirmation d'ordre traditionnel. De même l'exigence d'une fidélité à Dieu et à " Sa sainte Eglise " conférera à l'obligation prêtée la garantie comminatoire d'un comportement intégralement soumis. On observera que, de ce point de vue, les A.D. apparaissent comme auxiliaires des ordonnances de chantier. Maints articles expriment clairement un souci partout ailleurs sous-jacent, "celui de préserver les intérêts de l'employeur ". Et ceux-ci étaient également tributaires de la formation professionnelle du maçon, qui se fondait principalement sur la géométrie. Voilà qui explique l'importance que les différents textes des A.D. accordent à Euclide, géomètre grec du 3 e s. av. n. ère, que les clercs avaient redécouvert au début du 12 e siècle 29 grâce à des traductions latines d'après les versions arabes. Ce que l'on appelle récit d'Euclide dans chacun des Devoirs peut être considéré tout à la fois comme une introduction et une exhortation à cet enseignement de la géométrie.

Notons enfin que le programme iconographique des églises était laissé à l'initiative des clercs et était conçu " à partir de la Bible et à travers les commentaires des Pères de l'Eglise et des auteurs ecclésiastiques médiévaux. " Ces ouvrages n'étaient pas accessibles aux simples maçons qui, s'ils ne lisaient pas la Bible ni ses commentaires en latin , n'étaient cependant pas cependant étrangers à toute culture biblique 30. " Car à côté de la culture biblique savante, il existait une culture biblique populaire, qui prenait sa source précisément dans l'iconographie des églises et dans les sermons des prêtres auxquels celle-ci servait d'illustration. " C'est pourquoi les sculpteurs (tailleurs de pierre) seront la charnière entre les deux cultures (la savante et la populaire) . Par les questions qu'ils seront amenés à poser aux clercs pour réaliser l'iconographie des églises dans tous les détails du programme qui leur est imposé, ils prennent progressivement conscience de l'épanouissement qui s'offre à eux, dès lors que leurs mains qui exécutent en viennent à rencontrer l'esprit qui conçoit. De tels contacts, au même titre que l'exaltation historique du métier, encourageaient le maçon à s'engager sur la voie du perfectionnement.

Il est intéressant d'observer que l'apprentissage ne s'est développé dans la maçonnerie que dans la deuxième moitié du 14 e siècle 31, c'est-à-dire à une période qui, dans la pratique, coïncide avec celle des premiers Devoirs .

A mesure que ces A.D. connaîtront une utilisation non-opérative - ce sera le cas des premières loges maçonniques du 17 e s. - bon nombre des prescriptions du chantier, qui se voulaient génératrices de paix sociale, seront, dans les versions " réadaptées ", reléguées au second plan 32, mais néanmoins conservées en tant qu'exhortation à un travail facilement transposable au plan symbolique.

Pour en finir avec les auteurs et objectifs des A.D ., une réflexion s'impose à propos du récit prétendument " historique " et que personnellement j'appelle " mythique ". S'il nous fallait nous en tenir à n'y voir qu'une série d'épisodes en relation avec l'histoire vraie , nous perdrions notre temps à y attacher la moindre attention. Par contre, si nous considérons ce récit comme le support mythique des prescriptions qui suivent, alors tout devient parfaitement cohérent. Il convient sans doute de rappeler qu'une propriété essentielle du mythe est de s'écarter de la vérité historique, sans pour autant sombrer nécessairement dans l'invraisemblance. A l'inverse de l'histoire, le mythe se situe hors du temps. Dans le cas de mythes comme celui de Déméter (à Eleusis) ou de la Caverne (pour Platon), le problème de l'anachronisme ne se posait pas, car, dans les deux cas, le mythe ne se fondait pas sur des faits rapportés par l'histoire. La situation est toute différente dans le cas des A.D. Ceux-ci se réfèrent à l'histoire pour la période s'étendant d'Euclide (3 e s. av. n. è.) au moyen âge et à l'histoire biblique pour la période allant d'Abraham à Salomon. Dans l'un et l'autre cas, les raccourcis sont vertigineux 33 et les anachronismes criards. On ne peut imaginer que, ce faisant, les clercs aient agi par inconscience. En faisant d'Euclide un disciple direct d'Abraham 34, ou attribuant à Nabuchodonosor (7-6 e s. av. n. ère) la construction de la tour de Babel , leur volonté était, au contraire, de créer le mythe qui défiait le temps. De tels anachronismes sont susceptibles de créer une impression d'insolite et de mystère génératrice de sacré.

Bien entendu, avec la publication au 18 e s. de l' Encyclopédie de Chambers, suivie en France par celle de Diderot et d'Alembert, on finit par ne plus accorder de crédit qu'aux connaissances exactes, à l'exclusion de toutes les autres. Cette attitude dite des Lumières se heurta à la prétention commune aux A.D. d'annihiler le temps. Ainsi, en 1723, dans la rédaction de ses célèbres Constitutions, Anderson fut-il contraint de revoir dans le sens d'une plus grande vraisemblance le récit farci d'anachronismes dont s'accommodaient les opératifs des siècles précédents mais qui hérissait les spéculatifs des années 1720 36. Dans le même ordre d'idées, ne soyons pas abusés par la confusion savamment entretenue depuis le moyen âge et qui mêle maîtres maçons et simples tâcherons dans une harmonieuse fraternité. Elle laisse à chacun le plaisir de pouvoir s'identifier aux héros de l'histoire mythique, quand elle proclame notamment que " Charles le Chauve (9e s.) fut maçon avant que d'être roi " 37. Elle procède de cette recherche de merveilleux dont abonde toute la littérature médiévale et qui, de nos jours, reste le propre d'oeuvres que l'on dit " attachantes ", ou, pour parler plus prosaïquement, d'oeuvres où l'homme moderne se sent viscéralement concerné.

Ainsi donc anachronismes et merveilleux concourent parfaitement à l'objectif poursuivi par les clercs, auteurs des A.D. : rendre le maçon, quel que soit le rang social de chacun, conscient de la tradition immémoriale de sa mission et simultanément assurer l'efficacité ainsi que la paix sociale 38 sur les chantiers.

Discussion :

* A propos de loges allemandes.

La maçonnerie spéculative obédientielle, fondée à Londres au début du XVIIIe siècle, se réfère aux Anciens Devoirs anglais et a une origine britannique. Pourtant, à la fin du XIXe siècle prit naissance un superbe " serpent de mer " de l'histoire maçonnique. Il consistait à considérer qu'il avait existé de " Grandes Loges allemandes " au moyen âge.

En réalité, il est possible qu'il y ait eu des contacts entre les domaines anglais, allemands et français à la fin du XVe siècle. Par exemple, on retrouve dans les trois plus anciens rituels maçonniques (1694-1720) une pratique déjà attestée dans les ordonnances de Torgau de 1462 39. De même, c'est en 1472 que la compagnie des Maçons de Londres reçoit des armes. Et c'est en 1475 que la ville d'Edimbourg accorde une charte ( Seal of Cause ) aux maçons et aux charpentiers.

Par ailleurs, on a vu qu'il existe en Allemagne à cette époque, comme en Ecosse au XVIIe siècle, une dualité dans l'organisation du métier. Il y avait, d'une part, une organisation municipale, et d'autre part, une structure mobile (même si elle pouvait durer le temps d'un chantier, c'est-à-dire des dizaine d'années) indépendante des pouvoirs urbains.

Mais de là à en déduire qu'il existait une " Grande Loge " en Allemagne avant l'heure...

* Les Anciens Devoirs.

Ainsi que l'atteste le Regius , ce sont des clercs qui ont écrit les Anciens Devoirs. D'ailleurs, bien peu de maçons devaient savoir lire et écrire. Ces clercs imposèrent au Métier une tradition mythique sans se soucier d'anachronisme, comme cela se faisait fréquemment. Il suffit de contempler le tableau de Jean Fouquet (1416-1480) représentant le Temple de Salomon pour s'en rendre compte. Celui-ci peint tout simplement une cathédrale gothique 40... Mais c'est, qu'au delà de l'anachronisme, on voulait signifier qu'il y a une dimension plus élevée au Métier et à son histoire.

15 Georges DUBY, Le temps des cathédrales 980-1420, Paris (1976), p. 336.

16 De source corporative, tout étant fait " avec l'assentiment et le conseil des échevins et des shérifs ".

17 Une dizaine de Règlements concernant la période 1459-1628 sont transcrits et commentés par Alfred SCHOTTNER, Das Brauchtum der Steinmetzen in den spätmittelalterlichen Bauhütten un dessen Fortleben und Wandel bis zur heutigen Zeit. LIT Verlag, Hamburg (1994)

18 Alfred SCHOTTNER, Op. cit., , p.18.

19 Observons qu'un magister operis est encore présent dans le deuxième document anglais que nous avons conservé ( Ordonnances de la cathédrale d'York. 1370)

20 Georges DUBY, Op. cit., p. 180.

21 Cf. Alfred SCHOTTNER, Op. cit., pp. 19-20.

22 Cf. Alfred SCHOTTNER, Op. cit., p. 25.

23 La hiérarchie des " Hütten " (loges) était la suivante : les Haupthütten (loges principales) qui seront à nouveau 4 immédiatement après la Réforme, les Oberhütten (loges supérieures) appelées aussi Brüderschaften (fraternités), les Büchsen (loges de base). Le maître d'une Brüderschaft était un Brüdermeister . Cf. f. Alfred SCHOTTNER, Op. cit., pp. 38-39.

24 Il est d'ailleurs permis de s'interroger sur ce rôle d' informateur quand on sait qu'une erreur touchant les colonnes qui devaient sauver du Déluge les Sept arts libéraux et venue des mss. médiévaux se répéta dans toutes les versions postérieures des A.D. " Il est étrange que l'explication, selon laquelle le marbre résiste au feu et la brique à l'eau, ait subsisté dans tous ces textes pourtant destinés à des maçons de métier, alors qu'elle aurait dû leur paraître ridicule (...) C'est qu'on ne comprenait pas que la deuxième colonne était en briques ( lateres dans le texte original latin, mal écrit par un scribe peu versé dans la langue latine et mal compris ensuite). On ne comprenait manifestement pas que la deuxième colonne était en briques et on imaginait quelque genre de pierre inconnue aux propriétés indéfinissables: le Dumfries Nr 4 lui attribuera même la propriété de ne pas sombrer, autrement dit de flotter comme une pierre ponce " (Jean-François VAR, Le manuscrit Dumfries N°4 dans: L'Herne (1992), p. 207, n. 31.

25 Edmond MAZET, Introduction aux manuscrits Regius et Cooke , p. 28.

26 Edmond MAZET, Introduction aux manuscrits Regius et Cooke , p. 32.

27 Edmond MAZET, Introduction aux manuscrits Regius et Cooke , p. 29. Les Anciens Devoirs en témoignent à partir du 16 e s. ( Archétype 12-3, L'Herne, p. 137.)

28 Cf. Regius, v.321-333.

29 Edmond MAZET, Op. cit ., p. 30. : Il s'agit des traductions latines de Adelhart de Bath et de Gérard de Crémone.

30 Emile MÂLE, L'Art religieux du XIIIe siècle en France, Paris (réédition: Livre de Poche)

31 Edmond MAZET, Introduction aux manuscrits Regius et Cooke , p. 33.

32 C'est-à-dire après les prescriptions touchant à la religion ou à la morale.

33 Dans Cooke II, ll. 571-575, où l'on vient de citer l'oeuvre de Salomon, on enchaîne sans transition: " Et dès lors de cette noble science fut importée en France et en bien d'autres régions. "

34 Cf. Edmond MAZET, Le manuscrit Cooke [II] , in: L'Herne (1992), p. 107, note de la l. 572..

35 Cf. Regius, v. 537 sqq.

36 Cf. Jean-François VAR, Le manuscrit Dumfries Nr 4 , L'Herne (1992), pp. 182-3.

37 Cf. Edmond MAZET, Le manuscrit Cooke [II] , in: L'Herne (1992), p. 106

38 Les conflits sociaux ne furent pas rares à la fin du moyen âge. Peu après l'apparition du Cooke, en 1425, sous le règne d'Henry VI, " les assemblées de maçons furent interdites par un acte du Parlement, apparemment parce qu'une assemblée récente avait été l'occasion d'un mouvement revendicatif tendant à faire monter les salaires au dessus du maximum fixé par les statuts des travailleurs. Plus tard, au 17 e s., cet acte fut invoqué par des adversaires de la Maçonnerie. " [Edmond MAZET, Le manuscrit William Watson (circa 1687) , pp. 177-8, note 142.]

39Renaissance Traditionnelle , n° 47, juillet 1981, p. 166.

40 Vers 1474-1475, il exécuta les enluminures des Antiquités des Juifs de Josèphe (conservées à la Bibliothèque nationale).

3. Les Quatre périodes

Tentons maintenant un classement chronologique de ces Anciens Devoirs , qu'on appelle communément en anglais Old Charges, mais que les historiens désignent sous l'expression Ms Constitutions . Je vous propose de distinguer quatre périodes auxquelles nous n'accorderons pas nécessairement un intérêt décroissant :

Première période ou période médiévale (1390-1410). Pour cette période nous possédons deux documents qui constituent une véritable réserve précieuse. Il s'agit du Regius (1390), qui doit son nom à l'historien Gould qui l'appela " Royal " parce qu'il a appartenu au roi Charles II et dès lors à la bibliothèque royale jusqu'en 1757 où il aboutit au British Museum. Il se présente sous la forme d'un poème de 794 vers. Le deuxième document est le Cooke (1410), qui doit son nom à Matthew Cooke qui l'imprima en 1859. Il est visiblement formé de deux textes en prose recopiés bout à bout que nous appellerons Cooke I pour ce qui concerne les lignes 643 à 960 et Cooke II pour ce qui concerne les lignes 1 à 642. Nous pouvons d'ores et déjà observer que, selon Knoop cité par Mazet " ces deux manuscrits sont écrits dans le dialecte qui était parlé dans le centre-sud-ouest de l'Angleterre vers la fin du 14 e siècle. " 41. Le Regius et le Cooke sont les copies les plus anciennes que nous possédions en ce qui concerne les Anciens Devoirs. Ces deux manuscrits furent présentés en vitrine à l'exposition maçonnique de Tours en 1997.

Deuxième période : 16 e s. C'est une période intéressante, car à la fin du siècle, en Ecosse, paraissent les Statuts de William Schaw qui, en s'inspirant des A.D., se substitueront à ceux-ci pour un temps seulement, car ils réapparaîtront en Écosse et dans leur version authentiquement anglaise 42 à partir de 1660. Comme représentant de cette période, citons le manuscrit Grand Lodge Nr 1 (1583) qui est le manuscrit le plus ancien que nous possédions après le Regius et le Cooke et qui constitua une branche particulière dans la généalogie des manuscrits dont l'ancêtre virtuel devait appartenir à la première moitié du siècle et être le produit immédiat d'une importante révision intervenue après la Réforme 43. Cet " ancêtre " est une copie des Anciens Devoirs , communément appelée " manuscrit reconstitué ". De quoi s'agit-il exactement?

Constatant en 1977 que plus des trois-quarts des copies A.D. viennent d'un texte écrit dans la première partie du 16 e siècle 44 et qui constituait une forme revue de la version en usage chez les maçons du moyen âge, l'historien anglais McLeod 45 eut l'idée de reconstituer ce qu'il appelle l' original standard. Ce faisant, il appliquait une méthode systématiquement appliquée en philologie classique et plus particulièrement en paléographie pour l'édition des textes de l'antiquité grecque et latine sur base de manuscrits médiévaux. On commence ainsi par établir le stemma , c'est-à-dire l'arbre généalogique des différents textes manuscrits que nous avons conservés d'un même ouvrage. On parvient progressivement ainsi à remonter jusqu'à l' archétype , qui est la copie virtuelle théoriquement semblable au texte écrit par l'auteur et que McLeod appelle le modèle original (original standard). Dans ce qu'on appelle les " éditions scientifiques ", les philologues, énumèrent, sous le texte-archétype, les différentes leçons , c'est-à-dire les différentes variantes attestées par les manuscrits; ils appellent cela l 'apparat critique . Il n'y a malheureusement pas d'apparat critique chez McLeod, mais c'est bien le seul regret que l'on puisse manifester vis-à-vis de son excellent travail.

Quand nous comparons ce manuscrit Grand Lodge Nr 1 (1583) avec l'archétype (ou : modèle original) dont il descend, nous constatons " un nombre de divergences extrêmement réduit ". Par contre, la comparaison de l'archétype avec une version médiévale des A.D. (par exemple, le Regius ) nous amène à la conclusion qu'une importante révision des A.D. dut intervenir dans les premières décades du 16 e siècle. Notre manuscrit Grand Lodge Nr 1 est le plus proche témoin de cette révision 46.

Troisième période : le 17 e siècle. Pendant la première moitié de cette période, se développa en Ecosse la franc-maçonnerie dans la forme que lui avait donnée William Schaw. C'est pourquoi les Statuts Schaw, qui se présentaient comme un accommodement des ordonnances et obligations 47 aux nécessités de l'heure 48, remplacèrent dans les loges d'Ecosse les Anciens Devoirs anglais qui n'y réapparurent que vers 1660 49. En Angleterre, par contre les manuscrits des Old Charges abondent dans la première moitié du siècle, alors que les loges non-opératives y sont peu nombreuses et que les rares témoins d'une telle maçonnerie se situent plutôt vers les années 1680 et au delà. Le manuscrit William Watson (circa 1687) 50 représente bien cette époque de gestation d'une maçonnerie qui voulait renforcer l'autorité de son institution par l'évocation de ses racines médiévales.

Quatrième période : les deux premières décennies du 18 e siècle. Bien que des copies A.D. fussent encore produites et utilisées en loge après 1723, nous sommes convenus de prendre comme terminus ad quem pour notre étude la publication des Constitutions dites d'Anderson. Excellent représentant de cette période est le manuscrit Dumfries Nr 4 (circa 1710) qu'on a retrouvé dans les archives de la loge écossaise Dumfries Kilwinning n°53. Ce document contenant les A.D. anglais dut être utilisé en Ecosse, à Dumfries non loin de la frontière avec l'Angleterre. Il est le seul manuscrit qui contienne, outre les A.D., un catéchisme ainsi que des éléments symboliques susceptibles de nous faire entrevoir ce que sera dix ans plus tard, la maçonnerie spéculative.


Discussion :

* La deuxième génération des Old Charges.

Une théorie des origines de la maçonnerie spéculative formulée par Colin Dyer 51 repose entièrement sur la réinterprétation de ces manuscrits. En effet, le manuscrit Grand Lodge n° 1, issu d'un original perdu, apparaît après un silence, un gap , documentaire de plus cent ans (1425 pour la date la plus récente attribuée au Cooke et 1530 pour la date la plus ancienne attribuée à cet original perdu). Et après le manuscrit Grand Lodge n° 1, il y aura une véritable floraison des Anciens Devoirs. Comment expliquer ce silence documentaire puis cette prolifération ?

* Spécificité des Anciens Devoirs de la Maçonnerie.

Ces textes sont les seuls à combiner des réglementations relatives à une conduite professionnelle (les devoirs) et une histoire fabuleuse et mythique du métier, supposée lui donner son sens, sa dignité et justifier accessoirement les Devoirs. On ne connaît pas de textes équivalents pour d'autres métiers que la maçonnerie. Cette spécificité peut s'expliquer par le rôle joué par les clercs dans la rédaction des plus anciens devoirs. Ils ont donné leurs lettres de noblesse au métier. Un signe en est donné par l'ancrage de la maçonnerie dans la Géométrie et les Arts libéraux.

* Le silence documentaire.

Le XVIe siècle en Angleterre marque une rupture dans de nombreux domaines et notamment dans celui de la construction d'édifices religieux. Or, le texte original perdu du manuscrit Grand Lodge n° 1 daterait justement de cette période de rupture, c'est-à-dire des années 1530. Dès lors se pose un problème : ce texte serait-il le résultat d'une captation d'un héritage des Anciens devoirs médiévaux tombé en déshérence ? Et ceci laisserait supposer que la maçonnerie opérative ne les utilisait plus. Que s'est-il donc passé au XVe siècle ?

41 Edmond MAZET, Op. cit., p. 27.

42 C'est-à-dire non " adaptée " par William Schaw.

43 On peut raisonnablement poser la date de 1530 comme terminus ante quem et 1560 comme terminus ad quem.

44 Mais nécessairement postérieur à la Réforme, comme l'indique Edmond MAZET, in: Op. cit., p. 142.

45 Wallace McLEOD, The Old Charges (1986), in: The Collected Prestonian Lectures 1975-87, Lewis Masonic London (1988), p. 275

46 Edmond MAZET, Présentation du manuscrit Grand Lodge Nr 1, dans: La franc-maçonnerie. Documents fondateurs, Editions de l'Herne (1992), p. 142.

47 Comparables aux Old Charges anglais. cf. Edmond MAZET, Introduction aux manuscrits Regius et Cooke , p. 22.

48 A savoir la réhabilitation du métier de maçon.

49Edmond MAZET, Ibidem.

50 " Son nom (Watson) provient de celui du bibliothécaire de la Loge Provinciale du Yorkshire qui l'acheta pour le compte de celle-ci d'un certain Walter Hamilton, qui n'était pas franc-maçon " (E. MAZET, Présentation du manuscrit William Watson, in: L'Herne (1992), p. 161.

51 Roger Dachez, Des Maçons opératifs aux francs-maçons spéculatifs , Editions Maçonniques de France, 2001, pp. 48-53.

4. Évolution des Old Charges

Les A.D. médiévaux, en dépit du caractère sacré qu'on leur reconnaissait volontiers, ne demeurèrent pas intangibles. Après une première révision dans le courant du 16 e siècle, on peut affirmer qu'ils évoluèrent au 17 e selon l'usage que voulait en faire la maçonnerie non opérative, établie depuis 1599 en Écosse et naissante en Angleterre dans la deuxième partie du siècle.

La révision du 16 e siècle

1. Nous basant sur l' Archétype ainsi que sur le Grand Lodge Nr 1 , nous devons établir une première différence de présentation. Dorénavant les Devoirs ne sont plus répartis en articles et points, mais en « devoirs généraux » et « devoirs particuliers » 52, les premiers ayant un caractère essentiellement moral, les seconds se divisant en «professionnels» et « moraux en alternance avec professionnels ». Cette nouvelle disposition dénote une volonté de clarté ainsi qu'une mise en évidence de l'engagement individuel 53. Même si le contenu du serment n'est pas sensiblement différent des points et articles médiévaux, son originalité est ici nettement soulignée, par exemple, à l'occasion des devoirs donnés par le roi de Babylone, Nemrod, quand il est dit : « Et ce fut la première fois que des maçons reçurent une obligation concernant leur métier » 54. Quant à l'importance du serment, elle ressort de la manière de le prêter, qui est donnée exceptionnellement ici en latin, certainement pour en souligner le caractère sacré 55. Une telle présentation est nécessairement postérieure à la Réforme.

2. Alors que le Regius - de même que le Cooke [I] - ne faisaient aucune allusion particulière à Salomon, l'expression Temple de Salomon apparut la première fois dans le texte médiéval du Cooke [II] 56 à propos de la construction que commença David et sous une forme clichée , puisqu'il on y parlait du temple de Salomon que commença le Roi David (ll. 549-550) 57. En fait, la construction avait été décidée par David et le manuscrit médiéval l'avait, par anticipation, appelée Temple de Salomon . Avec les mss du 16 e s., il retrouve une désignation plus correcte sous les termes de Templum Domini. Il reste néanmoins - et encore pour longtemps - une oeuvre matérielle d'architecture à laquelle ne vient pas s'attacher le moindre espoir d'ésotérisme.

3. Dans le récit mythique médiéval, le maître maçon du Temple n'était pas nommé, le Cooke II l'identifiant seulement au « fils du roi de Tyr ». Le manuscrit Grand Lodge Nr 1 , en fait toujours le fils du roi de Tyr; mais, surprise!, ce maître maçon n'est pas Hiram 58, mais Aynone. Ce nom d' Aynone (ou, formes voisines, Aynon, Aymon) est celui que l'on rencontre le plus fréquemment dans les manuscrits post-médiévaux (de la 2e à la 4e période) 59. Il y a là manifestement interpolation dans la version biblique.

4. Alors que dans le texte médiéval 60, les deux colonnes, sur lesquelles les sciences libérales avaient été écrites étaient retrouvées l'une par Pythagore, l'autre par Hermès, l' archétype et le Grand Lodge Nr1 ne parlent que d'une seule colonne retrouvée après le Déluge. Encore une correction au nom de la logique. On a dû, en effet, se rendre compte qu'une seule colonne pouvait être retrouvée, l'autre s'étant décomposée dans l'eau 61. Et c'est Pythagore qui disparaît au profit d'Hermès. Ceci s'explique très vraisemblablement par l'engouement pour l'hermétisme qui se développe à partir de 1550 et par l'abondante littérature qui salue le retour du Corpus Hermeticum 62. Hermès lui-même était souvent assimilé à saint Jean Baptiste, patron des maçons 63. Cette résurgence hermétique est encore une caractéristique de la Renaissance 64. Elle apparaît ici en écho à Marsile Ficin et Pic de la Mirandole 65.

En ce qui concerne la présentation des arts libéraux et de l'éloge de la Géométrie , toutes les considérations sur l'étymologie du mot géo-métrie venues d'Isidore de Séville 66, ainsi que l'appareil d'érudition médiévale, si abondante dans le Cooke , ont maintenant disparu. Ce trait est tout à fait particulier à la Réforme. La même attitude sera observée en Allemagne par le mouvement rosicrucien d'inspiration protestante, qui prend naissance à peu près à la même époque et qui « se débarrassera » même des arts libéraux, trop représentatifs, selon lui, de la scolastique médiévale. Au sujet de l' art de la géométrie, le Regius avait évoqué une certaine « contrefaçon » de la géométrie en maçonnerie (v. 23), et le Cooke avait attribué à Euclide la responsabilité d'avoir « donné à la maçonnerie le nom de géométrie » (ll.506-510); le Ms Grand Lodge Nr 1 rétablit l'ordre des choses en définissant exactement la maçonnerie: « Et Euclide leur enseigna cette science de Géométrie appliquée , pour construire en pierre toutes sortes de beaux ouvrages qui appartiennent à l'art de bâtir » 67.

La révision du 17 e siècle

Sur le plan du récit historique, l'auteur du manuscrit William Watson (1687) se montre, dans l'ensemble, fidèle à la tradition médiévale qu'il rapporte telle quelle, sans s'inspirer des « corrections » du 16 e s. (dans le ms Grand Lodge Nr 1 , p. ex.). Nous verrons toutefois qu'en un endroit il complète le récit traditionnel, afin sans doute de mieux l'intégrer dans son temps. Dans l'énoncé des devoirs, par contre, il s'est « presque totalement rallié au texte révisé» 68 tant en ce qui concerne le contenu qu'en ce qui concerne la forme, c'est-à-dire la répartition en « devoirs généraux » et « devoirs particuliers ». L'éclectisme de l'auteur du ms Watson mérite certainement une explication. C'est qu'en 1687, nous ne sommes pas très éloignés de l'importante mutation qui va se produire dans la troisième décennie du 18 e s. et qui va voir la maçonnerie moderne se doter de Constitutions totalement rénovées. Certes, le courant d'une maçonnerie non opérative a été amorcé en Ecosse il y a près d'un siècle, mais on reste cependant prudent pour tout ce qui touche au domaine de la tradition. Relevons cependant, à propos de Charles le Chauve (840-877), un petit aménagement qui nous met sur la voie non opérative, et qui est rendu de la manière suivante : « le roi ordonna qu'ils s'assembleraient une fois l'an et délibéreraient de tout ce qui n'irait pas ; et de même pour que fût reçu par les maîtres et les compagnons tout honnête maçon ou tout autre digne ouvrier qui aurait quelque affection pour le métier de Maçonnerie et désirerait savoir comment le métier de Maçonnerie vint pour la première fois en Angleterre ... » (p. 168) Hormis cela et comme s'il s'agissait de défier les échéances à venir, mais aussi par ce que cela ne porte guère à conséquence, on choisit le récit médiéval, c'est-à-dire le plus lourd d'érudition approximative, mais dont les archaïsmes sont sensés porter plus haut le message immémorial. Par contre, c'est la modernité que l'auteur choisit pour l'énoncé des devoirs, car elle seule peut en toute clarté exprimer les priorités actuelles, qui sont : Fidélité aux pouvoirs du Ciel et de la terre, fraternité, soumission au maître, existence paisible sans adultère, sans dettes et sans débauche.

Paradoxalement le ms William Watson innove sur le plan du serment. La phrase latine 69 qui, jusqu'alors, exposait la manière de prêter l'obligation et dans laquelle nous avions cru déceler une volonté sacralisante, est supprimée. Par surcroît de discrétion ou pour une tout autre raison ? La question reste posée.

Révision du 18 e siècle

Avec le ms Dumfries Nr 4, les changements s'amplifient, et certains d'entre eux concernent, cette fois, le récit mythique. Le maître du temple y est, en effet, cité. Il s'agit d'Hiram Abif «dont la mère était de la tribu de Nephtali et son père un homme de Tyr » 70. L'auteur a pratiqué ici un ajustement sur le texte du premier Livre des Rois. Sans renoncer aux l'anachronismes classiques des A.D 71, le Dumfries Nr 4, à propos d'Euclide, nous apprend qu'il décréta que (les enfants des seigneurs) «s'assembleraient et se réuniraient pour tenir conseil sur les matières touchant au métier et art de géométrie ». Ce sont des propos qui nous rapprochent d'une des obligations générales de l'Assemblée d'York (926), citée ensuite et où il est exigé « que tous les maçons disposent d'une véritable loge, chambre ou salle pour parler des choses touchant à l'honnêteté et à la conduite morale, où ils pourront raviver leurs souvenirs des disparus éminents. » Même si, dans ce cas, la loge ne peut signifier autre chose qu'un local, ces réunions où l'on tient conseil tant sur l'art de géométrie que sur des problèmes moraux n'ont pas d'équivalent dans les textes antérieurs 72. Et précisément, touchant ce souci de l'honnêteté et du comportement exemplaire, le ms Dumfries Nr 4 reproduit une maxime latine d'origine païenne qui est présentée comme la devise du blason « accordé aux maçons par Saint Alban. » Elle est extraite du poète latin Ovide 73 : Invia virtuti via nulla (Aucun chemin n'est inaccessible à la Vertu). L'usage qui est ici fait d'un demi vers du poète Ovide implique que cette devise ne peut s'adresser uniquement à des opératifs, mais à des genlemen imbus de culture classique et donc à des maçons acceptés . Quant à la Vertu qu'elle exalte, il s'agit déjà de cette Virtus , venue de l'antiquité, transmise par la Renaissance et qui représentera, au 18 e s,. le premier objectif à atteindre en maçonnerie spéculative. L'assemblée d'York, qui clôture le récit mythique et d'où émane les obligations subséquentes rompt ici avec les textes antérieurs par les rectifications et amplifications « dans le sens d'une religiosité à la fois chrétienne et biblique » qui dénotent une source protestante. Mais il y a, avant et surtout, cette recommandation inconnue jusqu'alors de « ne pas être tenté par l'idolâtrie, mais (d') honorer et (d')adorer sincèrement le Grand Architecte du ciel et de la terre, fontaine et source de tout bien, (...) qui régit et gouverne le soleil, la lune et les étoiles » et qui donna aux hommes le moyen de « mesurer Sa toute-puissance au compas de leur intelligence, afin qu'ils aient d'autant plus horreur de l'offenser » 74.

Dans le même ordre d'idées, observons encore une évolution caractéristique se rapportant aux travers à éviter et qui fait passer deux devoirs des 16 e -17 e siècles des « points particuliers » (relatifs au métier) aux « points généraux » (c'est-à-dire moraux). Cette évolution est caractéristique, par ce que ces recommandations n'ont plus comme objet la réputation du métier, mais visent désormais la condition morale et personnelle de chaque individu 75. L'enjeu est maintenant le salut de chacun 76. Au lieu des prescriptions communes aux mss. Antérieurs telles que : « Aucun maçon n'usera de luxure, ni ne s'adonnera à la débauche, ce qui pourrait faire médire du métier » ou « Aucun maçon ne s'adonnera aux jeux de hasard ou aux dés, ni à aucun jeu défendu, ce qui pourrait faire médire du métier 77 », nous lisons dans le Dumfries Nr 4 : « - vous ne boirez jusqu'à l'ivresse en aucune occasion, car c'est une offense à Dieu, et, en outre, vous seriez [alors] capable de révéler les secrets de la loge et ainsi de vous parjurer ; - vous vous abstiendrez de tous divertissements scandaleux et profanes, des jeux de hasard et de tous autres jeux ruineux ; - vous bannirez tout langage lascif ainsi que tout langage, posture et gestes obscènes, car tout cela ne fait que plaire au [Malin]et nourrir la luxure. » Au delà des références exotériques à Dieu et au Malin, qui ne sont rien d'autre que l'Etre sublimé et son négatif, il est recommandé ici de s'engager dans la voie des « bonnes moeurs » et d'éviter tout relâchement, bref d'être vertueux . 78

• Le manuscrit Dumfries Nr 4 nous réserve d'autres surprises. Il a, en effet, cette particularité de rassembler tout à la fois un récit mythique, une obligation, une manière de « saluer les étrangers », un catéchisme et une série de « questions concernant le temple » suivie elle-même d'une deuxième série de « questions et réponses ». On peut dire que chacune de ces rubriques confirme largement l'orientation amorcée dans le récit qui précède. Tout d'abord, la présence de non opératifs est évidente dès lors que dans l'exhortation qui précède l'obligation, on proclame : « Que tout homme qui est maçon ou qui entre dans l'association pour satisfaire sa curiosité prête attention à l'obligation qui suit. » La curiosité dont il est question ici doit être comprise, une fois encore, dans le sens latin antique. Considérez donc qu'il s'agit ici de la curiositas, c'est-à-dire du désir de connaître qui pousse les non opératifs à entrer, selon la formule utilisée depuis un siècle dans la maçonnerie d'Écosse. Le secret et la méthode pour conserver celui-ci sont déjà exprimés à la manière des spéculatifs. Ainsi, sous la rubrique, « salutations des étrangers » il est dit : « Quand vous entrez dans une pièce, vous devez dire : La maison est-elle propre ? Si l'on répond : elle dégoutte ou elle est mal couverte, à cette réponse vous devez rester silencieux. C'est la question la plus essentielle concernant la maçonnerie. » (p. 201). C'est cependant dans les « questions concernant le temple » qu'on découvre pour la première fois la version ésotérique d'un temple qui a perdu toute sa matérialité, quand à la question « Que signifie le Temple ? », il est répondu : « Le Fils de Dieu et en partie l'Eglise ». Plus que les accents de piété, voire de dévotion 79, qui sont l'expression d'un fondamentalisme calviniste, ce qui doit nous frapper ici, c'est la distance qui nous sépare des manuscrits médiévaux pour lesquels le Temple de Salomon n'était qu'un édifice construit par un maître exemplaire. C'était la première question et le ton est déjà donné. En voici une autre : « Qu'est-ce que la maçonnerie ? » Réponse : « Une oeuvre d'équerre ». L'ésotérisme culmine dans les questions relatives à l'échelle utilisée par les constructeurs du Temple. Q. « Quelle échelle eurent-ils à la construction du Temple ? » R. « L'échelle de Jacob, qui était dressée entre ciel et terre. » Q. « Combien d'échelons avait-elle ? » R. « Trois 80 » Et admirez la ferveur trinitaire de la réponse, quand à la question : « Lesquels ? » il est répondu : « Le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (p.200).


Discussion :

Cette étude est un fil conducteur très sûr pour retracer l'histoire de la maçonnerie spéculative. Les Old Charges sont une longue tradition de textes. S'il y a des filiations entre ces textes, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas eu de ruptures entre ces époques. Au contraire, les nombreuses révisions montrent que cette tradition séculaire est chaotique et non rectiligne. Par exemple la révision du XVIe siècle n'a probablement pas eu de descendance et a été un chemin sans issue, une impasse. Succession de textes ne signifie donc pas forcément filiation.

52 Cf. Edmond MAZET, Le manuscrit Grand Lodge N°1, dans L'Herne (1992), p. 145.

53 Et, dans l'énumération des divers Devoirs moraux et professionnels, il s'ajoute une note réaliste , absente des mss. Médiévaux et qui proscrit les jeux de hasard, la luxure, la débauche, toutes pratiques susceptibles de « faire médire du métier » ( Archétype 12-3, p. 137.)

54Ms Grand Lodge Nr 1 , p.147 ; cf. note p. 10.

55Ms Grand Lodge Nr 1 , p.149.

56Ms.Cooke , ll. 549 et 554-555.

57 La citation du temple par référence latine au Livre des Rois (I, 5-6) semblait exclusivement destinée à évoquer le personnage de Salomon et à introduire l'idée de implication de celui-ci dans la tradition maçonnique. C'est ainsi qu'on peut lire aux ll.566-572 du Cooke : « Salomon confirma les instructions que David son père avait données aux maçons. Et Salomon lui-même leur enseigna leurs coutumes, peu différentes de celles en usage aujourd'hui »

58 Le nom d'Hiram n'apparaît que vers 1675 (et dans 18 copies sur 113); c'est le fait de scribes qui ont consulté leur Bible. Il n'y a pas la moindre évidence d'une doctrine secrète. [Wallace McLEOD, The Old Charges (1986), in: The Collected Prestonian Lectures, p. 272.]

59 Edmond MAZET, Présentation du manuscrit Grand Lodge Nr 1, dans: La franc-maçonnerie. Documents fondateurs, Editions de l'Herne (1992), p. 143.

60Ms. Cooke , ll. 322-24.

61Archétype VI,2.Cf. Edmond MAZET, Présentation du manuscrit Grand Lodge Nr 1, dans: La franc-maçonnerie. Documents fondateurs, Editions de l'Herne (1992), p. 147.

62 Edmond MAZET, Présentation du manuscrit Grand Lodge Nr 1 , p. 143.

63 David STEVENSON, Les origines de la franc)maçonnerie. Le siècle écossais 1590-1710, Télètes Paris (1993), p. 124.

64 A la fin du siècle précédent, Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) et Marsile Ficin avaient redécouvert Hermès Trismégiste. Cf. Frances A. YATES, La philosophie occulte à l'époque élisabéthaine, Dervy Paris (1979), p..31.

65 Frances A. YATES, La philosophie occulte à l'époque élisabéthaine, Dervy Paris (1979), pp. 31-32.

66 Isidore de Séville (560-636) est l'auteur des Étymologies. Les papyri égyptiens du 2 e millénaire avant notre ère (papyrus Rind, papyrus de Moscou) contiennent des problèmes de géométrie (ou, plus exactement, d'arpentage), puisqu'ils se rapportent surtout à la détermination des aires de figures planes.

67Archétype, IX, 5. Grand Lodge Nr1 , p. 147.

68 A l'exception des trois articles de la fin. Cf. Edmond MAZET, Présentation du manuscrit William Watson , p. 163.

69 Le texte latin est : Tunc unus ex senioribus tenet librum, et ille vol illi apponunt manus sup. Librum, et tunc precepta [= devoirs] debent legi.

70 Par référence à la Bible, 1 Livre des Rois 7, 13-14 : « Salomon envoya chercher Hiram de Tyr ; c'était le fils d'une veuve de la tribu de Nephtali, mais son père était Tyrien, ouvrier en bronze. » et à : 2 Chroniques 2, 12-13, où on peut lire : « J'envoie aussitôt un homme libre et intelligent, Huram-Abi, fils d'une Danite et de père tyrien ».

71 L'auteur présente David comme le disciple d'Euclide ! (pp. 191-2)

72 Cf. Jean-François VAR, Le manuscrit Dumfries Nr 4, note 63, p. 208 et 143 , p. 214.

73 OVIDE, Métamorphoses XIV, v. 113 : Enée craintif, voulant aller aux Enfers rendre visite à son père Anchise, s'adresse à la Sibylle de Cumes pour lui servir de guide ; elle lui répond en ces termes :

« Pone tamen, Troiane, metum : potiere petitis

« Elysiasque domos et regna nouissima mundi

« Me duce cognosces simulacraqye cara parentis ;

« Inuia uirtuti nulla est uia » dixit et auro

Fulgentem ramum in silua Iunonis Auernae

Monstrauit, iussitque suo divellere trunco,

Paruit Aeneas.

74 Cf. ms. Dumfries Nr 4, pp. 194-5 et Jean-François VAR, Op. cit., note 122, p. 213.

75 Ce qui entraîne la suppression du devoir particulier, présent dans tous les mss. Antérieurs, à l'exception du Regius : « Et aussi qu'aucun compagnon ne sorte en ville le soir, là où il y a une loge de compagnons, sans avoir avec lui un compagnon qui puisse témoigner qu'il n'a été qu'en des lieux honnêtes ». [ devoir particulier n° 14 de l' Archétype, L'Herne, p. 137.]

76 Cf. Dumfries Nr 4, [Exhortation] (p. 195) : « Prenez garde d'être privé de votre salut pour quelque apparente satisfaction »

77Archétype, 12-3, p. 137.

78 Le ms Dumfries Nr 4 (p. 194) présente d'ailleurs Hadrien, fils d'Athelstan, comme un prince qui « gratifia l'ensemble des maîtres de la fraternité d'équerres d'or et de compas d'argent, de truelles d'argent » et qui « se consacra à l'anéantissement du vice et encouragea publiquement la vertu ».

79 Cf. Jean-François VAR, Op. cit., p. 183.

80 « Cette mention de l'échelle de Jacob est unique dans les catéchismes anciens publiés par Knoop, Jones & Hamer. On sait qu'elle devait passer par la suite dans le rite Émulation où elle figure sur le tableau du 1 er grade, avec l'explication suivante (p. 243 du rituel anglais) : « Elle est composée de nombreux échelons ou degrés qui représentent de nombreuses vertus morales, dont les principales sont la Foi, l'Espérance et la Charité ; la foi dans le G.A.D.L.U., l'Espérance dans le salut, et la Charité envers nos semblables. Elle rejoint les cieux et repose sur le V.S.L., car les doctrines contenues dans ce Livre Sacré nous enseignent à croire aux sages préceptes de la Divine Providence, etc. ». [Jean-François VAR, Le ms. Dumfries Nr 4 , p. 218-9, note 238.] On constatera qu'ici les trois échelons précisés ne représentent plus la Trinité, mais les vertus théologales.

5. Conclusions

Nous avons relevé ce qui caractérisait chacune des étapes de l'évolution décrite. Afin de mesurer le chemin parcouru depuis les textes médiévaux du Regius et du Cooke, attardons-nous un moment encore sur le ms Dumfries. On n'est plus dans le même registre, bien qu'on parle des mêmes choses. Rappelez-vous les deux colonnes dont le Cooke attribue la redécouverte à Pythagore et à Hermès. Voici la version du Dumfries. Q : " Où le noble art ou science fut-il retrouvé lorsqu'il fut perdu ? " La réponse est longue, mais il vaut la peine qu'on l'entende jusqu'au bout : " Il fut retrouvé sur deux colonnes de pierre, l'une qui ne devait pas sombrer et l'autre qui ne devait pas brûler. (...) Salomon dressa deux Colonnes 81 : celle de droite, appelée Jakin, (lacune) et [celle de gauche] Boaz, c'est-à-dire " en lui, il y a la force " [montrant] non seulement par la matière mais aussi par le nom de ces deux colonnes avec quelle fermeté l'élu se tient devant Dieu à la fois dans le présent et dans le temps à venir : à présent les enfants de Dieu ont reçu la force intérieurement, à l'avenir Dieu les établira avec Son esprit de grâce, de façon qu'ils ne se sépareront jamais de lui 82. Et en outre, on m'a, au passage, enseigné ce point : ces deux colonnes semblent désigner, en plus, les deux églises, des Juifs et des Gentils. Celle des Juifs [est désignée ] par Jakin, à droite, puisque Dieu voulait à la longue l'établir, mais qu'elle n'a pourtant pas trouvé sa stabilité, à cause de l'obstination d'esprit avec laquelle les Juifs devaient repousser le Christ lors de sa venue ; celle des Gentils par Boaz, à gauche, à cause de sa force présente, qui fut en elle lorsqu'elle adhéra au Christ dès la première écoute. Le Christ inscrira sur ces colonnes de meilleurs noms que ceux de Jakin et de Boaz, car avant tout, il y inscrira le nom de son Dieu afin qu'il soit évident pour tous que ces hommes sont choisis d'entre les autres pour être le peuple particulier de Dieu. "

Sans transition donc, le Dumfries passe des colonnes du Déluge à celles que Salomon plaça devant son Temple, laissant entendre qu'il s'agit là, dans l'un et l'autre cas, de monuments consacrés à la mémoire 83. Les colonnes connaissent ainsi une évolution en quatre étapes. Une évolution un peu particulière, en ce sens qu'elle se développe dans le non-temps, et que, comme les générations féminines d'Eleusis, les inscriptions qui couvrent ces colonnes, témoins de mémoire, se superposent sans s'annihiler 84. Elles sont tout d'abord la version scolastique de tout ce qui doit survivre au Déluge, version inspirée à l'auteur du Cooke II, probablement par le clerc français du 12 e s., Pierre Comestor 85. Elles sont ensuite, après le retour des Juifs en terre promise, les colonnes du Temple de Salomon ; elles portent alors les noms de Boaz et de Jakin. C'est ici que s'arrêtera l'histoire des colonnes, selon les degrés symboliques de la maçonnerie moderne . Mais le Dumfries n'en demeure pas là. La troisième étape illustre la dualité religieuse née avec l'apparition du christianisme et " l'obstination " manifestée par les Juifs à ne pas s'y rallier. La quatrième et dernière étape est le rassemblement de tous réalisé par le Christ et consacrant le triomphe du monothéisme..

Si les textes ont considérablement changé entre 1390 et 1710, il faut toutefois constater que l' évolution n'est en aucun cas linéaire . Ainsi, même s'il peut se justifier par des préoccupations mystifiantes d'intemporalité, le recours au récit traditionnel farci d'anachronismes pratiqué par le ms William Watson (1687) apparaît comme une régression par rapport aux corrections et clarifications apportées au 16 ème siècle par l' Archétype et le Grand Loge Nr 1 . Le ms Watson , par son éclectisme contredit tout caractère linéaire de l'évolution.

D'autre part, l'utilisation de la langue latine à partir du 16 ème s., à l'occasion du serment ( Grand Lodge Nr 1) ou pour exalter la Vertu ( William Watson ) ne permet aucun doute. Ces deux citations dénotent une bonne connaissance de la langue. Dans le deuxième exemple, la parfaite adéquation au contexte est si évidente que les auteurs de ces textes n'ont pu être que des lettrés, c'est-à-dire des clercs. Rappelons que dans les mss de la Renaissance ( Archétype, Grand Lodge Nr1 ), une phrase latine détaille les gestes à accomplir au moment du serment. On connaît l'importance du geste dans l'acte sacré. A la différence de la langue vulgaire , le latin permet tout à la fois le mystère et la discrétion. Quant au demi-hexamètre latin : Invia virtuti nulla est via , extrait du poète Ovide et qui, en français, trouve son équivalent dans la devise de Jacques Coeur " A coeur vaillant rien d'impossible ", il ne peut manquer d'évoquer chez le lettré - mais chez le lettré seulement - l'épisode où la Sibylle de Cumes encourage Enée et l'engage à cueillir le rameau d'or.

Comme nous l'avons déjà dit, c'est la même vertu , la virtus antique qui parviendra à travers la Renaissance jusqu'au 18 ème siècle et qui sera exaltée pendant tout le siècle en Allemagne et aux Pays-Bas surtout.

Dans des buts comparables, un certain usage du latin subsistera pendant le dix-huitième siècle maçonnique, mais alors, à cause sans doute du niveau culturel des utilisateurs, il arrive souvent qu'on trouve des citations maltraitées assorties des traductions les plus fantaisistes. Cette " tradition ", née semble-t-il au 18 ème siècle, conserve, hélas, aujourd'hui force et vigueur... 86

On a constaté que les A.D. parlent beaucoup de maçonnerie, voire de géométrie, mais jamais d' architecture. On peut même dire que le terme leur est étranger. Le grec Euclide a, dans toutes les versions que nous avons examinées, les honneurs d'un récit. Pas un mot n'est dit, par contre, de Vitruve et de son Traité d'Architecture. Il est vrai que Vitruve, ingénieur militaire romain du 1 er siècle, est victime de la lacune abyssale qui oblige le lecteur à passer sans transition de Salomon à Charles Martel. Il faudra attendre 1723 et James Anderson pour voir ce vide comblé. Rendant à César ce qui appartient à César - c'est bien le cas de le dire -, Anderson évoquera, dans le volet historique des Constitutions , le rôle de Rome devenue " centre du savoir ", la personnalité " du grand Vitruve, père de tous les vrais architectes jusqu'à ce jour 87", ainsi que celle " de son patron, le glorieux Auguste, qui améliora beaucoup la condition des compagnons , comme il ressort des nombreux édifices (...) dont les vestiges constituent le modèle et la mesure de la maçonnerie authentique pour tous les temps à venir. 88 ". La préférence d'Anderson pour l'art romain et particulièrement pour le style augustéen dont Inigo Jones fut l'héritier au même titre que l'italien Palladio, est évidente 89 ; la culture qu'il veut transmettre à la maçonnerie moderne est avant tout celle de la Renaissance latine. On a comparé les propos d'Anderson plaçant Rome " au sommet de sa gloire, sous Auguste César, sous le règne duquel le Messie de Dieu naquit, le grand architecte de l'Église " avec ceux de John Dee (1558-1583) qui parlait du règne d'Auguste comme du temps " où l' archimaître (Archemaster) céleste est né 90. Peut-être est-ce dans ces sources de la deuxième partie du 16 e s. - souvent rosicruciennes - qu'il faut chercher l'origine du " Grand Architecte du Ciel et de la Terre " que, pour la première fois des A.D., nous a livré le Dumfries .

Tous les FF. qui pratiquent les grades supérieurs du R.E.A.A. savent qu'il y a un moment où on passe du premier au deuxième temple. Même si le ms Regius (v. 543) cite le nom de Nabuchodonosor (7 e s. av. n. è), c'est pour commettre une absurdité chronologique et en faire le constructeur de la tour de Babel 91. Il n'est jamais question de la destruction du temple dans les manuscrits des A.D. Tous les manuscrits des A.D. s'en tiennent au premier temple et ce n'est donc pas chez eux que la chevalerie de l'écossisme a pu trouver son inspiration.

Le mythe, qui nous est transmis par les manuscrits depuis le moyen âge, fut une adaptation approximative du récit biblique afin de faire de celui-ci une histoire traditionnelle du métier. Nous avons vu que les clercs l'avaient " enrichi " d'une érudition médiévale souvent alourdissante. Néanmoins leurs additions parfois ne manquent pas d'intérêt. Ainsi, le clerc français du 12 e s., Pierre Comestor, dut donner à l'auteur l'idée de compléter le récit biblique en ce qui concerne la descendance de Caïn. La Genèse I, 4, 17 nous rapporte que Lamech eut trois fils et une fille : Jabal, Pater pastorum , inventa le partage du sol et dès lors la géométrie ; Jubal, la musique, Tubal-Caïn, l'art du forgeron ; à Naama, la fille, la Bible n'attribuait aucune création. Qu'à cela ne tienne ! Le ms Cooke (ll. 246-255) nous apprend que " cette femme inventa l'art de tisser, qu'on appela l'art de la femme ". Peut-être ne serait-ce qu'une coïncidence, mais il vaut tout de même la peine, je crois, de rappeler ici qu'en Grèce antique, dans l'Héraion d'Olympie, le tissage était associé aux pratiques initiatiques féminines. Dans ce cas, les A.D. ont, à tout le moins, voulu qu'à côté d'activités traditionnelles masculines comme la maçonnerie, il en existât d'autres, féminines et aussi traditionnelles, comme le tissage. Nous en gardons des traces dans le monde initiatique actuel, puisqu'aux Pays-Bas se développe aujourd'hui un Ordre initiatique appelé De Weefsters (Les tisseuses) qui généralement se réunit dans les locaux de l'Ordre des Francs-Maçons.

Conformément à la glorification du cinquième art libéral dans les A.D., on peut difficilement ne pas convenir que, pour les premiers francs-maçons, la lettre G a signifié géométrie et géométrie seulement. D'autre part, les mss. médiévaux évoquent, à plusieurs reprises 92, la possibilité pour le maçon de se voir confier une " fonction de responsable " auquel ils donnent le nom de warden. Ce terme anglais signifie garde et est rendu dans les mss en langue latine par le terme custos. Alors que le warden présidait la loge écossaise du système Schaw, mais jouait vraisemblablement dans l' Incorporation le même rôle " d'intermédiaire " que chez les opératifs anglais, c'est ce rôle que les wardens garderont dans les loges spéculatives anglaises, où ils seront directement subordonnés au maître de loge (on les appellera surveillants dans les loges françaises). Ceci pourrait prouver que la loge maçonnique anglaise n'a jamais eu de lien avec une quelconque structure opérative 93, car, dans le cas contraire, elle aurait dû normalement s'en distinguer, comme ce fut le cas en Écosse. Parce qu'ils n'avaient aucun lien avec les opératifs, les francs-maçons anglais du 18 e s. purent donc " emprunter " aux opératifs l'ensemble de leurs titres et fonctions sans encourir la moindre confusion.

Et voici le mot de la fin. A plus d'un siècle de distance, deux Ecossais, William Shaw et James Anderson, ont, chacun à leur manière, utilisé les Old Charges comme décor traditionnel pour leurs Constitutions. L'intention d'Anderson était de donner à la maçonnerie une forme exclusivement spéculative en développant des tendances apparues en Angleterre à la fin du 17 e s. et très influencées par l'occultisme de la Renaissance. Il devait pour cela lui enlever ses racines opératives 94, se situant à contre-courant de la partie " historique " de certains manuscrits, comme notamment le ms Watson . Mais c'était un projet bien plus ambitieux qui avait, un siècle plus tôt, été porté par William Schaw. En tentant la synthèse des Devoirs opératifs avec la philosophie de la Renaissance en vue d'un perfectionnement du métier, Schaw suscita en Ecosse parmi les intellectuels et les membres de la gentry un intérêt respectueux pour les nouvelles sociétés maçonniques. Il put créer de cette manière des assemblées originales où des opératifs accueillaient des non opératifs. Ainsi, l'abolition pratiquée par Anderson contraste avec la synthèse réalisée par Schaw.


Discussion :

* Si Anderson, dans la rédaction des Constitutions de 1723, s'est incontestablement inspiré des Old Charges , il a aussi, comme tant d'autres avant lui, beaucoup remanié la partie historique. Par exemple, le style d'architecture augustéen était très à la mode en Angleterre au début du XVIIIe siècle et il en fait l'éloge. En effet, ce goût pour l'antiquité, issu de la Renaissance, était tardivement arrivé en Angleterre au siècle précédent avec Inigo Jones qui imposa à l'architecture de son pays le style réglé de Palladio (1518-1580). Puis, à la fin du XVIIe siècle, Sir Christopher Wren, qui joua un grand rôle dans le reconstruction de Londres après l'incendie de 1666, contribua largement à l'influence de ce style palladio-augustéen.

* Les gestes au moment du serment.

La gestuelle est toujours une caractéristique de la Maçonnerie anglo-saxonne et a une signification spirituelle certaine.

* La vertu.

Empruntée aux Anciens devoirs , cette notion très forte se retrouvent effectivement dans les discours maçonniques du XVIIIe siècle.

81 Le terme en réalité est : noms .

82 C'est sans doute un texte de ce genre qui déterminera les spéculatifs des années 1730 à faire de Jakin le mot du 2 e grade.

83 A noter l'importance accordée par le ms Dumfries à la mémoire qui est citée en troisième position après la volonté et l'intelligence et avant la raison et les sentiments : " Appliquez-vous (...) à prier Dieu de sanctifier votre volonté, votre intelligence et votre mémoire, ainsi que votre raison et vos sentiments " (p. 196).

84 L'attribution des noms Jakin et Boaz aux deux piliers que Salomon plaça dans le porche de son temple suit immédiatement la référence antédiluvienne avec laquelle le manuscrit semble les confondre.

85 Le Maître des Histoires, Pierre Comestor était un clerc français du 12 e s., qui fut chancelier de l'école cathédrale de Notre-Dame de Paris. Il est l'auteur d'une Historia Scholastica, une série de commentaires de la Bible intitulés Historiae. L'auteur du Cooke a utilisés ici l' Historia libri Genesis.

86 Dans une divulgation de la Maçonnerie des Anciens, The Three Distinct Knocks (1760), le serment se termine par la formule latine suivante : Funde merum Genio . Elle est extraite de la Satire II,3 du poète latin Perse. C'est une formule rituelle païenne (accompagnant un geste de la main) qui signifie : Répands du vin pur sur le Génie . Un traducteur contemporain du texte anglais (digne de figurer au palmarès de la Foire aux cancres ) propose sans vergogne : Construis-toi toi-même.

87 Francesco Giorgi (1466-1540) pensait que la théorie de l'architecture de Vitruve avait une signification religieuse reliée au Temple de Salomon. Cf. Frances A.YATES, La philosophie occulte à l'époque élisabéthaine Dervy, p. 50.

88 Georges LAMOINE, Traductions des Constitutions d'Anderson 1723, 1738., Editions SNES, Toulouse (1995), pp. 48-9.

89 Georges LEMOINE, Op. cit., p. 57.

90 Cf. Frances A.YATES, The Rosicrucian Enlightenment, Routledge and Kegan London (1972), pp. 214-5.

91Regius v. 543. Cf. 31. 31.

Edmond MAZET, Op. cit., p. 27.

Edmond MAZET, Op. cit., p. 81.

92Regius, 8 e point (v. 336), Cooke [I] (l. 865), Watson , 22 e devoir particulier aux maîtres et compagnons.

93 Point de vue admis par John HAMILL, The Craft, p. 19.

94 D.KNOOP, G.P.JONES, D.HAMER, Op. cit., p. 2.