Les origines anglaises de la franc-maçonnerie française

Roger Dachez 1997

Quel est l'apport véritable de la maçonnerie anglaise à la maçonnerie française de la première moitié du XVIIIe siècle ?

1. Les faits.

Les premières loges françaises ont été fondées par des maçons britanniques. C'est le cas de la plus ancienne actuellement connue, fondée vers 1725 à Paris, rue des boucheries. Mais que faut-il entendre par « maçons britanniques » ?

Sûrement pas la Grande Loge de Londres et de Westminster qui venait d'être créée en 1717 et qui était loin encore de régner sur la totalité des loges de l'Angleterre. Ne gouvernant pas l'ensemble de la maçonnerie anglaise 1, il semble difficile d'imaginer qu'elle était en mesure d'instituer des loges en France. En tous cas, aucun document, aucun acte fondateur, ne viennent étayer une telle éventualité.

Par contre, nous voyons que, sur la fameuse gravure de Picart de 1735

qui représente le tableau de toutes les loges en correspondance avec la Grande Loge de Londres, figure une loge à Paris, rue des boucheries. Naturellement, ceci ne nous renseigne pas sur les circonstances de sa fondation, ni sur l'autorité qui y aurait éventuellement procédé. De plus, nous ne connaissons aucun témoignage qui attesterait que cette loge de la rue des boucheries aurait reconnu l'autorité de la Grande Loge de Londres et que cette autorité se soit exercée sur elle.

Ainsi, il faut reconnaître que pour cette période inaugurale de la maçonnerie française nous manquons singulièrement de documents et d'archives.

Mais, si nous poussons le raisonnement un peu plus loin, on peut se demander si la Grande loge de Londres a jamais fondé une loge en France à cette époque, et même si cette loge de Paris a réellement été fondée par une autre loge. En effet, il fut une période, en France comme en Angleterre, où, s'il n'y avait pas beaucoup de loges, il y avait des francs-maçons indépendants. On pourrait donc supposer qu'il n'y a pas eu de fondation institutionnelle de la maçonnerie française par la maçonnerie anglaise (en vertu d'une patente et d'un processus administratif identifiables), mais que l'introduction de la maçonnerie en France serait plutôt le résultat de l'initiative personnelle de quelques frères britanniques.

2. Les problèmes.

a) Quand les premiers francs-maçons vinrent-ils en France ? Nous l'ignorons. La recherche des plus anciens témoignages de la présence de la maçonnerie en France est en perpétuelle évolution. Pierre Chevallier avait déjà mis à jour un document français de 1711 faisant allusion à la franc-maçonnerie. Plus récemment, Charles Porset a découvert un document contenu dans un dossier rassemblant des pièces de 1706. Ce document est une chanson maçonnique en français. Que pouvons-nous en conclure ? Il s'agit de documents qui n'attestent pas la présence de loges ou de francs-maçons organisés avant 1725, mais seulement du fait qu'on a entendu parler de franc-maçonnerie.

Si l'on s'affranchit des documents, rien ne nous empêche de franchir encore une étape dans notre quête des origines et de nous interroger sur la fameuse loge mythique de Saint-Germain-en-Laye en 1688, fondée par les militaires Stuartistes stationnés en France. En rappelant que personne n'a encore produit le moindre document attestant une telle existence, nous savons évidemment qu'après la « Glorieuse révolution » de 1688, il y a eu une émigration Stuartiste et Jacobite vers la France très importante. Ce sont des milliers de personnes qui se sont réfugiées en France. Or, nous savons qu'à la fin du XVIIè siècle il existait des francs-maçons et même des loges dans les îles britanniques 2 et que parmi ces milliers de Jacobites, il n'est pas impossible qu'il y eût des francs-maçons. Et s'il y avait des francs-maçons, ils auraient très bien pu se reconnaître, se rassembler et fonder une loge. Tout cela est possible, simplement, dans le domaine historique, le possible et le réel sont deux choses différentes.

Ce que l'on peut retenir en tous cas, si cette probabilité se révélait exacte, c'est que, comme nous le disions plus haut, l'introduction de la franc-maçonnerie en France ne relèverait pas d'un acte issu de l'autorité maçonnique anglaise mais de francs-maçons individuels qui, librement, auraient pu se constituer en loges.

b) La question des rituels.

Si la question des origines de la présence de francs-maçons et de loges en France est déjà obscure, celle des rituels éventuellement utilisés l'est encore plus. Nous ignorons à quel grade travaillait la loge de Paris dans les années 1725-1735. C'est seulement à partir de 1737 que la divulgation du lieutenant de police, René Hérault, nous renseigne.

Par ailleurs, en Angleterre, nous savons qu'en 1725 il y avait deux grades. Peu après, se forme un système en trois grades. Quand ce système a-t-il été introduit en France ? La France a-t-elle contribué à la formation de ce système ?

c) Ceci pose la question des influences réciproques entre les franc-maçonneries anglaise et française dans les années 1725-1730. Alain Bernheim a montré que, jusqu'au tournant du siècle, les usages courants des maçonneries anglaise et française étaient substantiellement les mêmes bien que, dès 1738, la franc-maçonnerie française se soit dotée d'un grand maître et ait acquis une certaine autonomie. D'ailleurs, la deuxième édition des Constitutions (1738) constatait que des Grandes Loges prenaient leur indépendance ( affecting independency ). Les conditions pour des relations, informelles peut-être mais sur un pied d'égalité, ont pu exister.

Par ailleurs, l'étude des hauts grades nous montre clairement l'influence déterminante de la maçonnerie française, selon le schéma suivant : il y a eu une origine probablement britannique transmise en France; ce système a été remanié en France avant d'être réintroduit en Angleterre.

Pour s'en tenir à un seul exemple, le plus ancien système de hauts grades attesté par des documents apparaît en 1745 et mentionne 4 hauts grades après celui de maître : maître parfait, maître élu, maître irlandais, maître écossais. Les grades de maître parfait et de maître écossais ont probablement une origine anglaise. Apportés en France (en tous cas sûrement pour ce dernier), selon la tradition, par l'amiral Matthews,

ils vont se développer et finalement se transmettre sous leur forme française. Un manuscrit du grade de maître écossais conservé à la Bibliothèque nationale contient cette mention manuscrite : « En l'espace d'un mois, j'ai reçu deux fois ce grade, la première à Paris, la seconde à Londres ».

Ainsi ces influences réciproques attestées à partir de 1745, auraient pu avoir eu lieu dès 1738 et peut-être avant. Ceci peut laisser penser qu'il aurait pu exister une sorte de tronc commun entre la France et l'Angleterre dans les années 1720-1740 d'où serait issu le système des 3 premiers grades, comme celui des premiers hauts grades.

A partir des années 1750, la situation change. La guerre de Sept ans (1756-1763) affecte les relations internationales. Les relations avec l'Angleterre sont interrompues et, dans le même temps, la maçonnerie anglaise connaît une période de troubles avec la création de la Grande Loge des Anciens (1751-1753).

3. Nous pouvons donc résumer nos hypothèses de la façon suivante :

La maçonnerie française ne procède pas d'une fondation directe et autoritaire de la maçonnerie anglaise mais de l'initiative de francs-maçons d'origine britannique établis sur le sol français.

Il a probablement existé des rituels 3 en France qui étaient antérieurs à la divulgation de Prichard (1730), c'est-à-dire avant l'apparition du grade de maître, et que ce n'est qu'à la fin des années 1740 que les deux maçonneries, anglaise et française, après s'être mutuellement influencées, ont fini par se séparer 4.

Ce ne sont que des hypothèses, bien sûr, mais elles nous permettent de repenser cette période extrêmement féconde et intéressante des origines de la maçonnerie française selon un schéma différent.

Discussion :

- Dans la 2ème édition de Les Ducs sous l'Acacia 5, Pierre Chevallier donne de nouveaux éléments biographiques sur les premiers membres de la loge Saint-Thomas, d'après la liste donnée par Gustave Bord. Ces personnages, O'Herguerty, O'Brien, Fitz-James etc. sont presque tous britanniques. Ceci indique que le recrutement s'est effectué dans le mileu Jacobite.

- André Kervella, dans son livre nouvellement paru Aux Origines de la Franc-Maçonnerie Française (1689-1750), Exilés britanniques et gentilshommes bretons 6, reprend la thèse selon laquelle la franc-maçonnerie aurait été introduite en France dans le sillage de Jacques II, mais en Bretagne dès la fin du XVIIe siècle. Les arguments qu'il avance reposent essentiellement sur d'éventuels réseaux familiaux. Cependant, il ne produit aucun document sûr antérieur aux années 1740.

- En revanche, ce qui est dûment attesté, c'est qu'en 1737, il existe une dizaine de loges à Paris et dans sa région au sens large, et, en 1744, une quarantaine de loges réparties également entre Paris et la province (Lyon, Avignon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg etc.).

1 Voir Henry Sadler, Masonic Facts & Fictions (1887), édition The Aquarian Press, Wellingborough, Northamptonshire, 1985.

2 Robert Plot, dans son Histoire naturelle du Staffordshire , (1686) rapporte que « la société des Francs-Maçons (...) [semble être] répandue un peu partout dans notre nation. » in La Franc-Maçonnerie : documents fondamentaux , Editions de l'Herne, Paris, 1992, p.239-240. Notons tout de même que cette affirmation extraordinaire n'est aujourd'hui étayée que par quelques rares documents.

3 Il existe des traductions de divulgations maçonniques anglaises des années 1724-1725. Il n'est pas impossible que ces francs-maçons aient adapté et modifié ces textes.

4 Les relations vont devenir épisodiques.

5 Editions Slatkine, Genève, 1994.

6 Editions du Prieuré, 1996.