Le mystère des «Trois coups distincts» : les inconnues d'une divulgation anglaise

Roger Dachez 1997

1ère Partie

The Three Distincts Knocks (1) est l'une des plus grandes divulgations de la tradition maçonnique anglaise.

Une divulgation est un texte destiné au grand public. Ceci doit s'entendre par opposition à d'autres documents, maçonniques ou concernant la maçonnerie, qui sont eux des documents privés. L'étude des divulgations et de leur réception est récente.

Les premiers chercheurs qui s'y sont intéressés, voici plus d'un demi-siècle, les ont d'abord considérées comme douteuses et peu fiables quant à la vérité de leur contenu. Ces textes n'étaient-ils pas publiés dans l'intention de nuire à la maçonnerie ? L'auteur de la divulgation la plus célèbre, Samuel Prichard, n'écrit-il pas : « De tous les abus qui sont apparus chez les hommes, aucun n'est aussi ridicule que le mystère de la maçonnerie (...). J'espère que [cette divulgation] donnera entière satisfaction et aura l'effet voulu en empêchant tant de gens crédules d'être attirés dans une société aussi pernicieuse ». 2 Il faut reconnaître que certaines divulgations sont effectivement fausses et faites dans le but délibéré de semer le doute dans l'esprit du public. C'est le cas de deux divulgations françaises de 1744 : Le Parfait Maçon et La Franche-Maçonne. 3.

Avec l'avancement de la recherche, en comparant les divulgations avec des textes non publiés, les érudits ont établi la cohérence de la plupart de ces publications et les ont alors considérées comme des sources sûres. Harry Carr, l'un des plus grands chercheurs maçonniques anglais, a produit une oeuvre remarquable en publiant, le premier et en anglais, les divulgations maçonniques françaises.

Aujourd'hui, en tenant compte de tout cet acquis, il est possible d'effectuer une relecture de ces textes, et de reposer quelques uns des problèmes fondamentaux de l'histoire maçonnique au XVIIIe siècle. En effet, la recherche maçonnique, comme toute recherche, consiste à reformuler régulièrement les mêmes questions et à donner des réponses nouvelles.

La principale divulgation maçonnique, Masonry dissected de Samuel Prichard, date de 1730. C'est la divulgation princeps d'un système en 3 grades. Ce texte a connu un succès tel, tout au long du XVIIIe siècle (plusieurs dizaines d'éditions), que la question de savoir s'il révélait la vérité ou non ne se pose plus. Par l'ampleur de sa diffusion, cette divulgation est devenue de facto une source des rituels maçonniques puisque, d'une part, il est très difficile de la comparer avec des textes contemporains et d'autre part, les textes immédiatement postérieurs la copient ! Les loges utilisaient le texte de Prichard comme aide-mémoire, ce qui signifie que la maçonnerie londonienne des années 1730 est conforme à cette divulgation. On est aussi amené à penser qu'il en est de même de la maçonnerie qui apparaît à Paris dans ces années-là, puisqu'elle vient probablement de Londres.

Première divulgation anglaise importante, La maçonnerie disséquée est aussi la dernière, en Angleterre, avant longtemps. En France, la situation est bien différente. Dès la fin des années 1730, apparaissent de nombreuses divulgations. Les unes s'inscrivent dans la suite de Samuel Prichard ( La réception mystérieuse , 1738 et Le Sceau rompu, 1745), attestant les mêmes préoccupations, les mêmes intérêts, les mêmes besoins et, sans doute, la même pratique maçonnique que les frères de l'autre côté du Channel 4. Les autres, Le secret des francs-maçons, le catéchisme des francs-maçons, l'ordre des francs-maçons trahi , des années 1744-1745, proposent une maçonnerie se référant à l'Angleterre. En 1751 encore, Le maçon démasqué se présente comme une traduction française d'un rituel utilisé par une loge de Londres. Ainsi, des années 1730 à 1750, les usages maçonniques des frères anglais et français pour les grades bleus étaient, vraisemblablement, substantiellement identiques.

En 1751-1753, se produit un événement qui va considérablement modifier les données du problème. C'est l'apparition, en Angleterre, d'une deuxième Grande Loge différente de la Grande Loge de Londres tant dans le rituel que dans sa conception de la maçonnerie 5. Ses origines sont obscures mais on sait depuis longtemps que la théorie avancée par Thory, selon laquelle la maçonnerie des « Anciens » serait issue d'une scission de la Grande Loge de Londres, est fausse. En réalité, c'est une création originale de frères venus d'Irlande qui apportaient avec eux leur tradition et usages maçonniques, différents à bien des égards des usages londoniens. Apparue en 1751, cette maçonnerie ne prendra le titre de Grande Loge qu'en 1753, au moment où un frère de noble naissance, à l'instar de ce qui se passait dans la Grande Loge de Londres, accepte de devenir Grand Maître 6. La Grande Loge des francs-maçons selon les anciennes institutions, plus tard appelée Grande Loges des « Anciens », connaîtra des débuts mouvementés en s'opposant à la Grande Loge de Londres ou Première Grande Loge, mais Laurence Dermott, son principal animateur, arrivera à la hisser au niveau de sa concurrente, voire à la dépasser, à la fin du XVIIIe siècle.

C'est dans ce contexte, qu'en 1760, après trente années de silence documentaire, éclosent de nouvelles divulgations. C'est d'abord A Master Key to Freemasonry , traduction assez proche de L'ordre des francs-maçons trahi . Cette divulgation témoigne encore d'une forte identité entre les maçonneries française et anglaise, dans la tradition des « Modernes ». Quelques mois plus tard, sont publiés Les trois coups distincts . Ce texte se présente comme un rituel qui permettra au lecteur de se faire passer pour franc-maçon et de pénétrer dans toutes les loges qu'il lui plaira. En 1762, on publie Jachin and Boaz,

divulgation très proche de la précédente. Toutefois, cette dernière se déclarait comme une divulgation des « Anciens », alors que Jachin and Boaz se réclame des « Modernes ». En attendant la démonstration du contraire, on peut penser que cette dernière revendication est fausse et a été faite probablement pour brouiller les pistes car, sans cela, on ne s'expliquerait pas les querelles qui ont opposé « Modernes » et « Anciens » jusqu'à l'union de 1813. En 1764, est publié Hiram , divulgation très partielle qui se réfère aux Trois coups distincts et qui fait référence à l'Arc Royal (grade très important pour les « Anciens ») et, en 1765, ce sont Mystery of Freemasonry explained (version abrégée de Jachin and Boaz ) et Schibboleth qui voient le jour.

Mais, dans cette série de publications, la plus importante est incontestablement Les trois coups distincts , première divulgation connue prétendant révéler les usages de la Grande Loge des « Anciens ».

Avant de commencer la lecture critique du texte, il nous faut reposer les problèmes que nous serons amenés à réexaminer au cours de notre étude.

1. Qu'en est-il des différences exactes entre les rituels des « Modernes » et des « Anciens » ?

Dans Ahiman Rezon, le livre des Constitutions des « Anciens »,

Laurence Dermott avait établi une liste de ce que ces derniers reprochaient aux « Modernes ».

Ce catalogue rassemblait des éléments plus ou moins justifiés.

Il est bien établi que les « Modernes » ne considéraient pas le grade de l'Arc royal, même s'ils le pratiquaient à part. Ce grade avait été apporté par des frères Irlandais (les « Anciens ») et, bien qu'on n'en connaisse pas les sources, ils le défendaient comme une 4e grade.

De même, le reproche d'avoir laissé tomber en désuétude la cérémonie d'installation ésotérique (ou secrète) du Vénérable Maître est sans doute vrai. Mais, si cette cérémonie n'est pas décrite dans le texte de Samuel Prichard alors qu'elle l'est dans Les Trois coups distincts , il faut remarquer qu'entre ces deux divulgations il s'était écoulé 30 ans et un certain nombre d'événements en France, peut-être relatifs à l'installation, si bien que l'on ne peut plus être aussi affirmatif que L. Dermott, aujourd'hui, sur cette question.

Par contre, le reproche d'avoir abandonné les prières dans le rituel n'est peut-être pas pertinent. En effet, il n'y a pas de prière chez Samuel Prichard, mais cela veut-il dire que les « Modernes » les ont abandonnées ? Et s'ils ne les avaient jamais pratiquées ?

Et surtout, il y a l'immense problème de l'ordre des Mots 7. Est-il vrai que les « Modernes » ont d'abord pratiqué l'ordre B. et J., ordre pratiqué par les « Anciens », pour en venir ensuite à l'ordre J. et B. ? Cette question, qui peut sembler byzantine, a, en réalité, déclenché des querelles retentissantes. Aujourd'hui encore, obédiences et rites maçonniques divergent sur l'ordre de ces deux mots, chacun pensant pratiquer l'ordre correct...

2. Quel type de relation, la France et l'Angleterre ont-elles pu entretenir jusque dans les années 1760 ?

Si l'on suit la deuxième édition des Constitutions du Métier, on a l'impression qu'en 1738 la maçonnerie française, qui vient de se donner un Grand Maître Français, se sépare 8 de la maçonnerie anglaise et que, depuis cette époque, l'incompréhension s'est installée entre elles. Or, il semble que cette vision est inexacte et que la séparation réelle soit à repousser de plusieurs décennies. Certes, l'étude des Hauts grades permet d'éclairer cette question, mais la relecture des divulgations nous la fera envisager du point de vue des grades bleus dont la pratique est sans doute restée plus proche qu'on ne le croit, et ce jusque dans les années 1760 en Angleterre et en France. Autrement dit, la séparation entre les traditions maçonniques anglaise et française serait relativement tardive.

Discussion :

Quelles étaient les relations réelles entre les frères des deux Grandes Loges ?

Officiellement, et dans une logique obédiencielle, il n'y avait pas de relation, si bien que lorsqu'un frère changeait d'obédience, il était presque initié de nouveau. Ces changements étaient fréquents, comme l'illustre fort bien William Preston. Mais, dans la pratique maçonnique du XVIIIe siècle 9, il y avait des rencontres. D'ailleurs, ces échanges étaient fructueux puisque, dès les années 1760, et sous l'influence des « Anciens », les « Modernes » ont créé un chapitre de l'Arc Royal indépendant de leur Grande Loge.

Quelles furent les influences entre les divulgations anglaise et française ?

Masonry dissected (1730) fut adapté en français en 1738. Inversement, L'ordre des francs-maçons trahis (1745) fut traduit en anglais en 1760. Cela dit, il faut reconnaître qu'il est difficile d'apprécier l'impact de ces échanges.

1The Three distinct Knocks, Or the Door of the most ANTIENT FREE-MASONRY, Opening to all Men, Neither Naked nor Cloath'd, Bare-foot nor Shod, &c. (...) Ce texte a été publié dans English Masonic Exposures, 1760-1769 par le Brigadier A.C.F. Jackson, 1986, Lewis Masonic, Terminal House, Shepperton, TW17 8AS, Middx.

Il existe une traduction française publiée dans les Travaux de la Loge nationale de recherches Villard de Honnecourt par Gilles Pasquier, n°13, p.95-129 (1er grade), n°14, p.141-151 (2eme grade) et n°16, p.133-165 (3eme grade).

La loge Louis de Clermont lettre Ghimel a aussi étudié, en son temps, cette divulgation.

2La Maçonnerie disséquée , in La franc-maçonnerie : documents fondateurs , p. 323-324, l'Herne, 1992.

3 Ces deux divulgations ont été publiées par Johel Coutura, in Le parfait maçon, les débuts de la maçonnerie française (1736-1748) , Publications de l'Université de Saint-Etienne.

4 Même La réception d'un Frey-maçon , divulgation de 1737 par les soins du lieutenant de police, René Hérault, ne contredit pas fondamentalement le texte de Prichard, sauf sur la difficile question de l'ordre des mots.

5 Si la tradition maçonnique de la Grande Loge de Londres, qui va bientôt être appelée « Moderne » par dérision, s'était bien implantée en France, au XVIIIe siècle, il n'en sera pas de même de la tradition des « Anciens ». Pour cette dernière, il faudra attendre 1804.

6 Au XVIIIe siècle, une Grande Loge, c'est, avant tout, la loge du Grand Maître.

7 Sur cette question, on lira Les deux Grandes Colonnes de la Franc-Maçonnerie par René Désaguliers, Dervy, 1997.

8 C'est la fameuse expression « affecting independency », qui peut signifier soit « se donnant des airs d'indépendance » soit « assumant son indépendance ».

9 Les relations des frères à leur obédience étaient à l'image de celles du citoyen face aux pouvoirs civils : il y avait une grande liberté, y compris dans les loges. Dans une certaine mesure, c'est encore vrai aujourd'hui et c'est tant mieux.

2e Partie

Nous avons vu que le système maçonnique exposé dans cette divulgation est celui des « Anciens ». Après celui des « Modernes », c'est le deuxième système symbolique qui apparaît en Angleterre.

Ces systèmes présentent de nombreuses différences tant par leur statut que par leur contenu. Une première distinction réside dans le fait que la tradition des « Modernes » s'est implantée en France et sur le continent, alors que le système des « Anciens » est resté, dans sa logique et son fonctionnement, un système profondément et fondamentalement anglais ou anglo-saxon 10.

Une deuxième distinction est relative au problème des sources de ces deux traditions. Si on peut identifier celles de la tradition des « Modernes », il n'en est pas de même de celles des « Anciens ».

En comparant la divulgation de Prichard (1730) aux plus anciens documents écossais connus du groupe Haughfoot (le Manuscrit des Archives d'Edimbourg, le Manuscrit Chetwode Crawley et le Manuscrit Kevan, 1696-1714) 11, il est possible d'établir une filiation entre ces deux textes. On trouve en effet dans ces textes écossais des éléments rituels importants qui permettent de penser qu'ils sont l'une des sources repérables et certaines de la première maçonnerie anglaise.

Il n'existe rien de tel avec la Maçonnerie des « Anciens » et les sources de la divulgation que nous étudions sont inconnues. Les hypothèses que l'on peut avancer avec prudence sont bien ténues. Par exemple, on remarquera qu'on ne connaît aucune attestation du rituel des « Anciens » en Angleterre avant les années 1750. Or, les « Anciens » étaient essentiellement d'origine irlandaise. Peut-on en déduire que le rituel des « Anciens » s'inspirerait d'un système maçonnique qui aurait pris naissance en Irlande à partir de sources indéterminées ? Seule l'étude de l'histoire de la première maçonnerie irlandaise permettra peut-être de répondre à cette question. On sait que l'existence d'une loge (ou tout au moins d'une activité maçonnique) est attestée à Dublin dès 1688 à Trinity College . Certains chercheurs ont considéré que cette première maçonnerie irlandaise pourrait être une sorte de maçonnerie archéo-anglaise, dans la mesure où la maçonnerie aurait été introduite, sur cette terre catholique, par des colonisateurs anglais et protestants. Avec le temps, ces derniers sont devenus anglo-irlandais, puis irlandais et c'est ainsi que cette maçonnerie maintenant irlandaise serait le témoignage vivant d'un premier système maçonnique anglais de la fin du XVIIe. Ce système aurait disparu d'Angleterre, où il fut remplacé par celui des « Modernes », pour perdurer et se développer en Irlande seulement. Malheureusement, cette hypothèse séduisante ne repose actuellement sur aucun document.

Abordons maintenant sous un autre angle les mystères des « Trois coups distincts », en étudiant le texte lui-même. Dès le premier grade que nous examinons aujourd'hui, on découvre son extraordinaire étrangeté et sa nouveauté par rapport au système dévoilé par S. Prichard. Il y a en effet plusieurs différences majeures entre ces deux traditions.

* La position des surveillants.

Dans le texte de Prichard, qui semble reprendre un usage ancien et plus simple de la maçonnerie écossaise, le Vénérable Maître est à l'orient et les deux surveillants à l'occident. Ce système « Moderne » se répandra sur le Continent. Il est fondé sur l'axe Est-Ouest.

Dans la maçonnerie des « Anciens », les trois officiers sont disposés d'une manière différente : un surveillant est placé plein ouest et un autre plein sud. De plus, le texte du rituel d'ouverture associe la place des officiers à trois positions remarquables du soleil : l'Est pour le Vénérable, l'Ouest pour le 1er surveillant et le Sud 12 pour le second surveillant.

* La position des 3 grands chandeliers.

Dans Prichard, on trouve deux chandeliers à l'orient et un seul à l'occident (position que l'on retrouve évidemment dans le rite français). Ces chandeliers ne sont pas associés aux officiers et représentent le Soleil, la Lune et le Maître de la loge 13.

En revanche, dans le système des « Anciens », ces chandeliers sont associés à chacun des 3 officiers et aux vertus Sagesse, Force et Beauté 14.

* Les trois grandes lumières.

Selon les « Modernes », ces lumières sont le Soleil, la Lune et le Maître de la Loge.

Pour les « Anciens », ce sont le Volume de Loi Sacré, l'Equerre et le Compas ou Three Great Lights , les trois grandes lumières, le Soleil, la Lune et le Maître de la loge devenant les Lesser lights ou trois lumières moindres 15.

* La position des mots sacrés.

Cette question est fort complexe et la différence entre les deux traditions n'est peut-être pas aussi fondamentale qu'on a bien voulu le dire. Prichard donne deux mots en J. et B. dès le 1er grade 16 alors que les « Anciens » donne un mot en B. seulement. Sans entrer dans les détails, remarquons simplement que le reproche adressé aux « Modernes », selon lequel ils auraient inversé les mots sacrés est, en réalité, loin d'être prouvé 17. Il est beaucoup plus vraisemblable, en effet, que les deux mots étaient, à l'origine, associés (comme en témoigne encore le texte de Prichard 18) et qu'ils ont, ensuite, été dissociés. Ceci pourrait expliquer que les « Modernes » aient choisi le mot en J et les « Anciens » le mot en B. C'est en tous cas J que l'on retrouve au 1er grade du système français issu des « Modernes », et B. au 2e grade, alors que dans le système des « Anciens », c'est B. qui se trouve au 1er grade et J. au 2e. Cette différence va avoir des conséquences incalculables. Pendant près de 60 ans les deux grandes loges rivales vont se disputer sur cette question et ce débat s'est perpétué sur le Continent jusqu'à nos jours.

Enfin, on pourrait évoquer d'autres différences : par exemple, l'ouverture qui est plus courte chez les « Modernes » que les « Anciens », puisque ceux-ci déclinent les fonctions des officiers 19, si bien que l'architecture du premier grade des « Modernes » est profondément différente de celle des « Anciens ».

Pour proposer une hypothèse sur l'origine de la tradition des « Anciens », il nous faut considérer, après toutes ces différences, et paradoxalement, les points communs de ces rituels. On s'aperçoit alors qu'il existe dans la maçonnerie anglo-saxonne du début du XVIIIe siècle, un certain nombre de thèmes appartenant aussi bien aux « Modernes » qu'aux « Anciens » : les officiers (vénérable et surveillants), les mots en J. et en B., les 3 lumières, la Bible, l'Equerre et le Compas, les pierres, les bijoux, les 4 points cardinaux, etc. On pourrait alors avancer l'hypothèse que ces invariants ont été disposés de manières différentes et spécifiques pour former les deux systèmes que nous connaissons. En effet, à la fin du XVIIe siècle, le contenu symbolique de la maçonnerie anglo-saxonne (rituel, cérémonie et instructions) est extrêmement simple et réside essentiellement dans le serment et le Mot. Au début du XVIIIe siècle, la Maçonnerie se structure. Il est très possible que cette volonté d'organisation ait amené à des choix différents en Angleterre et en Irlande. Les structures étaient encore embryonnaires et l'agencement du matériel symbolique de base a pu se faire au gré des circonstances, des intérêts locaux, des idées, des goûts, de l'imagination de chacun. Dans cette perspective, il est évident que l'interprétation symbolique des significations fondamentales de ces choix devient très relative d'autant que la mise en place cohérente de tous ces éléments n'offrait sans doute pas un nombre de possibilités infinies. Les solutions retenues sont sans doute celles qui ont paru les plus intéressantes, les plus commodes, voire les plus belles, sans signification spécifique l'une par rapport à l'autre. D'ailleurs, pour nous en tenir à la seule question de l'ordre des mots sacrés, on serait bien en peine de distinguer la différence de signification selon que les mots soient donnés dans un ordre ou dans l'autre ! Enfin, n'oublions pas que c'est seulement avec Hutchinson 20, en 1775, que la Maçonnerie anglaise accède vraiment au statut de Maçonnerie spéculative, symboliste, ce qui n'était guère le cas auparavant, lorsqu'on se contentait d'harmoniser des éléments très simples.

Pour couronner le tout, le mélange de ces deux systèmes une fois constitué va aggraver, si cela était encore possible, la confusion inhérente à ces associations au point de la rendre quasi inextricable. Ce fut le cas en Angleterre en 1813 mais ce fut le cas aussi en France une dizaine d'année auparavant, avec le Guide des Maçons Ecossais , lorsqu'on a combiné la tradition des « Anciens » avec des usages français donc « Modernes » 21.

Discussion :

* Une comparaison entre les systèmes maçonniques écossais et irlandais serait sans doute très instructive car il y a des rapports très anciens entre ces deux pays. Dès le VIe siècle, les Scots, des Irlandais, ont colonisé l'Ecosse. Hardis navigateurs, ils peuplèrent, entre autres, les monastères d'Europe septentrionale. Sur un autre plan, la G.L. d'Ecosse fondée en 1736 entretint tout de suite de très bons rapports avec la G.L. des « Anciens », pour lesquels elle ne cachait pas sa sympathie. Cela dit, la Maçonnerie des « Anciens » est devenue rapidement une maçonnerie d'Anglais, ce qui a certainement facilité le rapprochement avec les « Modernes ».

* On voit que les mystères de cette divulgation posent des problèmes fondamentaux sur l'origine de la maçonnerie britannique. De plus, elle a eu un grand retentissement sur les systèmes maçonniques contemporains. Ce sont les « Anciens » qui ont finalement modelé en grande partie le visage de la maçonnerie anglaise d'aujourd'hui et on aurait beaucoup de mal à trouver ce qui subsiste de l'héritage des « Modernes ». Ainsi ce système maçonnique, dont l'origine reste un mystère, a réussi à supplanter pratiquement totalement la tradition des « Modernes » et à s'installer en maître dans le monde anglo-saxon.

10 En réalité, il a tout de même eu une descendance quasi fortuite en France avec Le guide du Maçon Ecossais en 1804, ossature des rituels des grades bleus du Rite Ecossais Ancien et Accepté.

11 Sur ces manuscrits voir R.T . n°47, juillet 1981, p.161-169 « Les trois plus anciens rituels maçonniques » traduction et présentation de René Désaguliers.

12 L'expression « à son méridien », utilisée dans certains rituels français et qui se veut une traduction de « at high Meridian » n'a, en réalité, aucune signification.

13 On aura compris que, dans ce cas, le Maître de la loge, ce n'est pas le vénérable...

14 L'association au Soleil, à la Lune et au Maître de la loge qui existe aussi, est plus tardive et résulte de l'union de 1813 qui a mélangé les deux traditions. Notons, en passant, que le R.E.A.A. apportera des complications supplémentaires en replaçant les chandeliers au centre, en les associant aux surveillants tout en gardant l'ancienne signification... S'y retrouve qui pourra !

15 Sur cette question, on pourra lire l'article de Harry Carr in The Freemason at Work, p.207-212.

Ceci sera encore la source de grandes confusions. Par exemple, on retrouve dans certaines formes actuelles du rite français les 3 grandes lumières des « Anciens », c'est-à-dire le Volume de la Loi Sacrée avec L'Equerre et le Compas posés dessus, alors que dans la véritable tradition des « Modernes », c'est la Bible (et non le Volume de la Loi Sacrée) qui est posée sur l'autel du Vénérable Maître avec l'épée dessus. Cette différence a aussi une conséquence sur la procédure du serment puisque, au contraire des « Modernes », les « Anciens » placent le Volume de la Loi Sacré sur un autel séparé devant le Vénérable. Pour faire prêter serment, ce dernier se déplace et prend le Livre entre ses mains. C'est l'origine de la « Due garde ».

16 « -Donnez-moi le Mot. (...) - B. (...) - Donnez-moi un autre mot. - J. (...) » in L'Herne La franc-maçonnerie :documents fondateurs , p.318.

17 Sur cette question complexe la lecture de Les deux Grandes Colonnes de la Franc-Maçonnerie par René Désaguliers (éd. Dervy), chapitre II, est indispensable.

18 Les trois plus anciens rituels maçonniques connus (ceux du groupe Haughfoot) donnent dès 1696-1720 : « Où trouve-t-on les mots ? - Dans le livre I des Rois (...) les mots Jachin et Boaz. » (in R.T. n°47, art. cit., p.169). Il s'agit ici d'un mot à partager, l'un donne le premier et l'autre le second, ce qui permet de se reconnaître. Cet usage traditionnel est d'ailleurs conforme à la définition étymologique du mot symbole, du grec sumbolon , morceau d'un objet partagé entre deux personnes pour servir entre elles de signe de reconnaissance. Prichard donne encore les deux mots, mais il introduit l'usage de les épeler. En effet, à partir du moment où l'on envisage de séparer les mots, on est contraint de séparer les lettres du mot restant si l'on veut continuer à s'en servir comme signe de reconnaissance. Harry Carr montre que la création d'un deuxième grade a conduit a séparer un certain nombre d'éléments dont ceux du Mot sacré.

19 Il faut noter que dans les « Trois coups distincts », c'est l'officier de grade inférieur qui annonce la place dans la loge de l'officier de grade supérieur, ce que l'on retrouvera dans le guide des Maçons Ecossais . Lors de l'union de 1813, on a simplifié ce système et chaque officier indique lui-même sa propre place.

20 William Hutchinson publie Spirit of Masonry .

21 Une intéressante étude serait à mener pour dresser l'inventaire des confusions dans les grades bleus du R.E.A.A. et ceux du rite anglais et de les comparer ensuite.

3e Partie

The FELLOW-CRAT’S Part (La partie du Compagnon du Métier) commence de manière tout à fait classique :

« - Mon Frère êtes-vous Compagnon ?

- Je le suis ; examinez-moi, éprouvez-moi.

- Où avez-vous été fait Compagnon ?

- Dans une juste et régulière Loge de Compagnons. »

Le compagnon reçoit ensuite un mot de passe puis fait deux fois le tour de la loge au cours desquels il rencontre le Premier surveillant et le Maître de la Loge.

« - Quelles instructions vous donna [le premier surveillant] ?

- Il m’apprit à montrer au Maître ma « Due guard » et à faire deux pas sur la deuxième étape [indiquée sur le tracé ci-dessous]. »

L’Apprenti avait déjà fait un premier pas et s’était agenouillé sur le genou gauche pour prêter serment, le Compagnon fait un deuxième pas et s’agenouille sur le genou droit, afin de prêter le serment du deuxième grade.

Après quoi, on apprend au compagnon le signe, le mot et l’attouchement, puis :

« - Après que vous ayez été admis Compagnon, avez-vous travaillé en tant que Compagnon ?

- Oui, à la construction du Temple.

- Où avez-vous reçu votre salaire ?

- Dans la Chambre du Milieu.

(...)

- Comment êtes-vous entré dans la Chambre du Milieu ?

- Par le porche. »

On trouve ici une notion très importante dans la tradition maçonnique : la « Chambre du Milieu ». On y accède en franchissant le porche du Temple du roi Salomon, ce qui est représenté sur le tracé ci-dessous par les délimitations qui représentent les étapes successives par lesquelles le maçon progresse vers l’Orient. Ces étapes s’inscrivent symboliquement dans le temple, dans l’axe de la loge, sur un plan horizontal.

cf. Le plan de la loge des « Anciens » in English Masonic Exposures 1760-1769 par A.C.F. Jackson

Comparons cette tradition, celle des « Anciens », avec celle des « Modernes » rapportée par Prichard.

« - Où avez-vous reçu votre salaire ?

- Dans la Chambre du Milieu.

(...)

- Comment êtes-vous parvenu à la Chambre du Milieu ?

- Par une paire d’escaliers tournants. »

On accède à cette « Chambre du Milieu », par un escalier en forme de vis. Il s’agit donc d’une « Chambre du Milieu », non plus sur un plan horizontal, comme dans « les Trois coups distincts », mais en élévation.

Nous sommes ici en présence de deux « Chambres du Milieu ». Le texte biblique (1 R 6) nous enseigne, en effet, que le Temple de Salomon est constitué [1°] d’un « vestibule (ou porche) qui précède [2°] une grande salle (le Saint) » (1 R 6, 3), « qui précède [3°] la chambre sacrée (le Saint des Saint) » (1 R 6, 17) où se trouve « l’arche de l’alliance du SEIGNEUR » (1 R 6, 19). Dans le même temps, le roi Salomon fit bâtir « contre les murs de la grande salle (...) des chambres annexes. [1°] Le bas-côté inférieur avait cinq coudées de large, [2°] celui du milieu, six, [3°] le troisième, sept » (1 R 6, 5 et 6). Le Temple de Salomon contient donc deux divisions ternaires. La première, horizontale, est composée du porche, du Saint et du Saint des Saints et la deuxième, en élévation, est composée de chambres annexes, une chambre inférieure, celle du milieu et la troisième.

Il semble que les « Modernes » et les « Anciens » aient fait de la structure symbolique du Temple deux lectures différentes, les « Modernes » privilégiant un Temple en élévation avec trois niveaux et les « Anciens » préférant la division ternaire horizontale avec le porche, le saint et le saints des Saints. Ces deux manières d’inscrire les différentes étapes du parcours maçonnique marquent, peut-être, une distinction fondamentale entre la tradition des « Modernes » et celles des « Anciens ».

En 1813, lors de la fusion de la tradition des « Anciens » et des « Modernes », on devine qu’il fut difficile de concilier ces deux « Chambres du Milieu ». Cette tentative aboutit à ce résultat bizarre, toujours en pratique dans la maçonnerie anglaise d’aujourd’hui, qui veut que le candidat est censé entrer par le Sud tout en passant par le porche du Temple entre les deux colonnes qui sont normalement à l’Est, puis monter un escalier dont la présence est, selon les Ecritures, hypothétique...

Ainsi, on peut penser que la structuration des trois premiers grades fondamentaux de la maçonnerie s’est peut être faite à partir de lectures symboliques du Temple de Salomon extrêmement variables. Une des directions de recherches actuellement suivie, est l’étude d’auteurs anglais du XVIIe siècle, tel Bunyan, qui sans être maçons, proposaient une lecture spirituelle du Temple de Salomon, sorte de préfiguration d’une lecture symbolique. C’est probablement dans ces sources-là qu’on a voulu puiser pour structurer les trois grades de la franc-maçonnerie. Deux options, inscrites dans le schéma du Temple de Salomon, étaient possibles, elles furent choisies.

A partir de ces constatations, une relecture des divulgations des « Modernes » et des « Anciens » permettrait, peut-être, de vérifier si les oppositions constatées révèlent une cohérence interne à chaque tradition, reflétant, par exemple, les choix fondamentaux que nous avons signalés. En effet, il semblerait que les traditions des « Modernes » et des « Anciens » aient choisi, à partir de matériaux communs (officiers, mots, etc.), des options différentes. Notons cependant que ces choix ne traduisent pas forcément des idéologies opposées. Il s’agirait plus simplement de la mise en ?uvre d’un tronc commun présenté et structuré différemment.

Discussion :

Dans la tradition des « Modernes », lors de la structuration d’un système en 3 grades, vers 1730, la « Chambre du Milieu » apparaît au 2e grade. Or, dans la tradition maçonnique française, dont la source immédiate est celle des « Modernes », la « Chambre du Milieu » existe bien, mais pas au 2e grade .

Par ailleurs, le grade d’Ecossais des 3 JJJ utilise une autre « Chambre », puisque l’action se passe dans la troisième chambre, en élévation.

Faut-il en conclure qu’il y aurait eu une transmission défectueuse entre l’Angleterre et la France, ou bien que la maçonnerie française aurait puisé à d’autres sources ?

4e partie

L’examen du 3e grade est l’occasion de revenir sur deux points importants de l’histoire maçonnique :

  • L’Union de 1813
  • Les relations entre les Maçonneries anglaise et française.

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Dans la divulgation, « la Maçonnerie disséquée » de Samuel Prichard (1730), prototype de la tradition dite des « Modernes », il n’est mentionné qu’une seule obligation pour les 3 grades, que le candidat prête, une fois pour toutes, au 1er grade. Ce serment contient, bien sûr, un certain nombre de clauses pénales. Ceci se retrouve dans les plus anciens textes français.

Dans les « Trois coups distincts », le système est différent puisque chaque grade renferme une obligation particulière. Les clauses pénales contenues dans la divulgation de Prichard sont réparties sur les trois grades. Cette procédure nouvelle est donc une spécificité des « Anciens ».

Or, cette manière de structurer la Maçonnerie et de considérer qu’elle forme un système composé de 3 grades distincts et séparés, mais bâtis sur un même modèle, est devenue un leitmotiv de la G.L.U.A. Elle pourrait prendre sa source dans la tradition des « Anciens ». Et, de fait, on a souvent considéré que, lors de l’Union de 1813, l’influence des « Anciens » par rapport aux « Modernes » semblait prépondérante.

Pourtant, dès 1762, la divulgation « Jachin and Boaz », qui est présentée comme une divulgation de la tradition des « Modernes », est, en réalité, sensiblement identique à celle des « Trois Coups distincts ». Si nous considérons la divulgation « Jachin and Boaz » comme fiable, ne serions-nous pas amené à réviser notre jugement sur les apports respectifs des « Modernes » et des « Anciens » en 1813 ?

Prenons l’exemple du grade de Maître. Celui-ci est incontestablement apparu dans les années 1720, c’est-à-dire chez ce que l’on appellera plus tard les « Modernes ». D’ailleurs, ce grade est inconnu, sous cette forme, dans la Maçonnerie irlandaise de cette époque, laquelle Maçonnerie est considérée comme la source directe des « Anciens ».

Certes, dans son célèbre article, « The Irish Rite », paru en 1928 dans la revue de la Loge de recherches de Dublin « CC », Philip Crossle a essayé de démontrer avec beaucoup d’autorité que la Maçonnerie irlandaise des années 1720 était composée de 3 grades, apprenti (rassemblant, selon lui, les contenus des grades d’apprenti et de compagnon décrits dans Prichard), compagnon (correspondant au grade de Maître de Prichard) et maître (d’une autre nature que celui de Prichard).

Mais ne convient-il pas de relire cet article ? La source immédiate pour la mise en forme des grades symboliques de la Maçonnerie anglaise comme irlandaise, c’est l’Ecosse. En Ecosse, au XVIIe siècle, il existe 2 grades : « Entered Apprentice » et « Fellow Craft or Master ». Dans ce dernier grade, « Compagnon du Métier ou Maître », il existe un forme de salutation ou d’étreinte lors de la réception du candidat qui se retrouve dans l’actuel grade de Maître. Mais il n’y pas de légende, apport essentiel de Prichard.

Ainsi, on peut comprendre que Philip Crossle soit favorable à la thèse selon laquelle la Maçonnerie irlandaise aurait conservé assez tardivement le schéma écossais : un premier grade où l’on donnait les deux mots des actuels deux premiers grades, et un deuxième grade avec cette fameuse étreinte, que l’on appelle d’ailleurs toujours en Angleterre les points parfaits du « compagnonnage » et non de la maîtrise. En revanche, la légende du grade de Maître restait inconnue en Irlande. Et ce n’est que dans les années 1740, lorsqu’elle prend pied en Angleterre, que la Maçonnerie Irlandaise rencontrera cette légende que l’on retrouvera, finalement, dans les « Trois Coups distincts ».

Aussi, en acceptant la validité de « Jachin and Boaz », on pourrait être amené à la conclusion que, dès les années 1760 (50 ans avant l’Union de 1813), il n’existait guère de différences entre les « Modernes » et les « Anciens ». Entendons par là que la structure, l’organisation et le contenu des grades étaient sensiblement les mêmes. L’une des distinctions majeures que l’on établit entre les « Modernes » et les « Anciens », celle relative à l’Arc Royal, est à atténuer puisque l’on sait parfaitement que ce grade, spécifique des « Anciens », était largement pratiqué par les « Modernes ».

L’Union de 1813 n’apparaîtrait-elle pas, dans ce contexte, comme une décision éminemment politique, puisque les principales conditions, d’ordre strictement maçonniques, étaient réunies déjà depuis plusieurs décennies ?

Comment expliquer, dès lors, les diatribes enflammées contre les « Modernes » contenues dans les rééditions, au milieu des années 1770, de Ahiman Rezon (les Constitutions des « Anciens ») ? La véritable opposition entre les « Modernes » et les « Anciens » ne résiderait-elle pas, en fin de compte, dans un problème culturel, un problème d’origine sociale, en même temps qu’un problème de logique d’appareil ?

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Les « Trois coups distincts » mentionnent clairement -et pour la première dans un texte anglais- une distinction entre un rituel français et un rituel anglais. On apprend que « les Français ont une manière très solennelle de représenter » ce grade.

Cette mention est curieuse, car nous savons que ce n’est pas -et de loin- la seule différence entre les pratiques anglaises et françaises. En effet, dans les années 1760, la manière de délivrer les 3 premiers grades en France était déjà très différente de ce qui est décrit dans les «Trois Coups distincts».

Mais cela ne soulignerait-il pas, au contraire, que jusqu’à cette époque -et même plus tard- il y eut des échanges et des rencontres entre les Maçonneries anglaise et française ?

La Maçonnerie anglaise a donné naissance à la Maçonnerie française dans le courant des années 1720. D’ailleurs, le premier cycle de divulgations, avant 1730, est un phénomène anglais qui se clôt avec la publication de « La Maçonnerie disséquée ». L’Angleterre entre alors dans une phase de 30 années de silence documentaire. C’est en France qu’apparaît un nouveau cycle de divulgations (1737-1751) et il est très probable que la Maçonnerie française ait influencé son aînée. Alain Bernheim a démontré que, jusqu’en 1751, les rituels maçonniques anglais et français étaient substantiellement identiques pour les 3 premiers grades. Mais, au tournant du siècle, au moment de l’apparition des « Anciens », se produisit une séparation entre les deux maçonneries. Les « Anciens » allaient développer leur propre système, différent de celuie des « Modernes », d’où était issue la Maçonnerie française; ce système va avoir une influence grandissante dans le Maçonnerie anglaise jusqu’à l’Union de 1813, à tel point que cette Maçonnerie va finir par devenir très étrange et très exotique aux yeux des Français. Il y a donc là un point de rupture dans les relations entre les maçonneries anglaise et française. Avec les divulgations anglaises de 1760 à 1765, c’est une nouvelle époque qui commence.

Cependant, l’influence de l’Angleterre sur les Maçonneries continentales continuera. Ainsi, en 1804, le Guide des Maçons Ecossais, prototype des grades bleus du R.E.A.A. trouvera sa source dans les «Trois Coups distincts».

Reproduisant, dans une certaine mesure, la situation créée en Angleterre avec l’apparition des « Anciens », les promoteurs de cette nouvelle Maçonnerie, étrangère à la tradition française, voulaient se différencier de l’obédience dominante à l’époque, en l’occurrence le G.O.D.F. et le rite français. Quoi de mieux, dans ces conditions, que d’emprunter une structure, une pratique et une culture maçonnique complètement nouvelles, alternative à celle des « Modernes » qui avaient donné naissance à toute la tradition maçonnique française ?

C’est ainsi qu’en France, mais aussi pour l’ensemble de la Maçonnerie continentale et ceci jusqu’à nos jours, il existe deux traditions maçonniques, celle issue des « Modernes » et celle issue des « Anciens ». Cette distinction a son importance car elle permet de classer très simplement et de manière très pertinente les différents rites maçonniques en fonction de leur rattachement à l’un ou l’autre de ces courants.

On voit donc que la fréquentation des textes maçonniques anciens est un exercice indispensable si l’on veut comprendre la Maçonnerie. Elle seule permet de relativiser les différences actuelles entre les systèmes, elle seule permet de mieux comprendre l’évolution de ces systèmes et de repérer les influences qu’ils ont subies ainsi que leurs origines.

Discussion :

  • La rivalité des « Modernes » et des « Anciens » est difficile à comprendre aujourd’hui car la notion d’institution était très différente au XVIIIe siècle. C’était quelque chose de très fort, et l’on n’hésitait pas à défendre vigoureusement l’organisation à laquelle on appartenait. En témoigne l’extraordinaire âpreté des débats entre scientifiques, ou entre artistes, ou encore les rivalités entre Compagnons, qui se traduisaient souvent par des bagarres brutales, voire de véritables batailles rangées avec des blessés et des morts.
  • Sur les divergences entre les maçonneries anglaise et française, on peut signaler que c’est dans les années 1750 que le recrutement maçonnique, aussi bien en France qu’en Angleterre, se modifie. Jusqu’à ce moment, c’était surtout l’aristocratie qui se montrait intéressée, mais bientôt apparaissent la bourgeoise, voire la petite bourgeoise. Or, si le niveau le plus élevé de la société forme un seul et même monde en France comme en Angleterre, c’est moins le cas lorsqu’on descend dans l’échelle sociale, où la vocation au particularisme se manifeste avec plus de force.
  • Dans le courant du XVIIIe siècle, la Maçonnerie s’est « nationalisée », c’est-à-dire qu’elle s’est façonnée à l’image du pays dans laquelle elle se trouvait. Largement répandue dans la société, la Maçonnerie s’identifie au pays qui l’accueille et suit son évolution. Or la sociologie de la France et de l’Angleterre diffère profondément. L’Angleterre est un pays qui assimile bien ses minorités. Il est vrai qu’elle ne compte que 6 millions d’habitants alors que la France est, à l’époque, une nation de plus de 20 millions d’âmes.