Histoire de la Maçonnerie de Prince Hall par elle- même

Gérard Gefen 1996

La réimpression de Official History of Freemasonry among the Colored People in North America par Wm. H. Grimshaw, 1902 1 , nous donne l'occasion d'étudier l'histoire de la Maçonnerie noire de Prince Hall selon son propre point de vue. Cet ouvrage très complet nous présente non seulement une histoire de Prince Hall mais aussi une histoire du développement de la maçonnerie aux Etats-Unis dans les différents états, des considérations sur les landmarks, le rituel ainsi que quelques chapitres à dimension morale et philosophique bien dans le ton de l'époque.

Prince Hall est d'origine française par sa mère, qui était antillaise. Il est né le 12 septembre 1748 à La Barbade. Il a été, comme son père, leather worker , travailleur du cuir, peut-être une sorte de sellier. En février 1765, il s'embarque pour se rendre sur le continent américain. A Boston, il mène une vie laborieuse, travaillant le jour et étudiant la nuit. En 1773, il devient propriétaire d'une parcelle de terrain. Il est donc soumis à l'impôt et accède au statut d'électeur ce qui est remarquable pour l'époque 2. Touché par la grâce, il devient Méthodiste et ministre du culte 3 à Cambridge (Massachusetts).

Le 6 mars 1775, quinze noirs sont initiés, passés et élevés par la loge militaire itinérante British Lodge n°58 . Un débat s'élèvera par la suite sur le fait de savoir si une loge militaire peut initier régulièrement des civils. Grimshaw, l'auteur de cet ouvrage, observe qu'il n'a jamais trouvé mention d'une telle interdiction dans les Constitutions des Modernes ou des Anciens. Le 3 juillet 1775, Prince Hall constitue sa propre loge.

A cette époque, en Amérique du Nord, il y a plusieurs G.L. qui distribuent des patentes : les Modernes et les Anciens via la G.L. d'Ecosse. S'ensuit une extrême confusion dans un pays encore à l'aube de son histoire et de son développement et où les communications des personnes et des informations sont plus que difficiles.

La Loge de Prince Hall demande d'abord une patente à la G.L du Massachusetts en 1782 qui la lui refuse. Cette G.L., créée le 27 décembre 1769 par la G.L. d'Ecosse, suit la pratique des Anciens. La G.L. du Massachusetts, dépendante des Modernes, sera créée en 1783 4.Cependant, le 2 mars 1784, ce n'est pas vers cette nouvelle G.L. que se tourne la loge de Prince Hall pour lui demander une patente, mais vers la G.L. de Londres (Modernes). Cette patente est alors accordée le 29 septembre 1784. L' African Lodge reçoit le n° 459. Ceci crée une situation extraordinairement compliquée puisque cette loge composée de noirs est donc reconnue par une puissance maçonnique étrangère à son sol. C'est par l'intermédiaire du Capitaine Scott que la patente arrive à Boston le 2 mai 1787.

Prince Hall aurait nommé été G.M. provincial le 27 janvier 1791 par le G.M. des Modernes (antérieurement à l'unification des G.L. du Massachusetts), mais ceci n'est attesté que par une copie (d'époque, selon Prince Hall) dont l'original n'a jamais été retrouvé à la G.L. de Londres.

On ne connaît plus aucun document officiel sur l'existence ou la non existence de cette loge, dans les archives de la G.L de Londres puis de la G.L.U.A.

Le 5 mai 1870, le G. Secrétaire de la G.L.U.A., John Hervey s'exprime sur cette question en réponse à la G.L. (blanche) du Massachusetts :

Je ne puis trouver aucune trace en 1775 d'une patente accordée à « l'African Lodge n°459 », de maçons francs et acceptés. Les registres de la Grande Loge de Londres n'étaient pas tenus, comme ils le sont aujourd'hui, avec minutie. Il se peut, néanmoins, que cette patente ait existé. [Cette remarque est plutôt curieuse dans la mesure où la maçonnerie de Prince Hall ne revendique que la patente de 1784. Cependant la date de 1775 donnait à Prince Hall une antériorité génante sur la G.L. blanche du Massachusetts.] Comme vous le savez déjà, la patente de l'African Lodge fut accordée en 1784 sous le numéro 459 mais les frais correspondants (44 shillings) 5 ne figurent pas dans les comptes de la G.L. de Londres avant le 4 avril 1787. [On a vu que la patente n'est arrivée qu'en 1787. Quant à l'activité de l' African Lodge voici ce qu'il en est:] Le fond de charité a reçu de « l'African Lodge » les sommes suivantes: 20 shillings [1000 francs] le 24 novembre 1787, 22 shillings 11 pences [1300 francs] le 25 novembre 1789, 11 shillings [600 francs] le 18 avril 1792, 15 shillings 6 pences [750 francs] le 27 novembre 1793, 15 shillings le 22 novembre 1797. Le numéro de cette loge devint par la suite le 370 et le demeura.

Il convient ici de faire plusieurs remarques :

D'abord, la loge de Prince Hall se réclame des mêmes landmarks 6, des mêmes légendes, des mêmes principes, des mêmes rituels que la maçonnerie blanche de l'époque. Ainsi, la maçonnerie de Prince Hall, et c'est toujours le cas, est sur le plan doctrinal on ne peut plus régulière. Assimiler la maçonnerie de Prince Hall à la maçonnerie française actuelle dite libérale relève du plus parfait contresens.

Ensuite, le développement des grades est le même que dans la maçonnerie blanche : Il y a un Chapitre noir, dont Grimshaw affirme sans preuve qu'il aurait été créé dès 1776 (la date de 1820 semble plus vraisemblable), des Knights Templars (1844), un Suprême Conseil ( Ancient and Accepted ) constitué en 1850 par les Français (comme le rite de Memphis en 1845) et le Shrine (1893).

Enfin, notons que le 2ème G.M. (de 1807 à 1809) est un blanc nommé Nero Prince. Fils de juif Russe, il quitte les Etats-Unis en 1810 pour combattre Napoléon à Moscou. Par ailleurs, des noirs sont admis dans les Loges blanches des Etats du Nord. Le premier d'entre eux a été Joshua B. Smith, initié à la St. Andrew's Lodge de Boston en 1867.

Ainsi, un certain désordre sur le plan de l'organisation administrative maçonnique américaine et la difficulté des communications dans ce pays, expliquent sans doute le fait que la maçonnerie de Prince Hall ait perdu le contact avec Londres, surtout au moment où les Modernes et les Anciens étaient sur le point de s'unir. Mais, d'un point de vue formel, on ne peut contester la validité et l'authenticité de la patente de Prince Hall. Le mystère réside bien dans ce qui s'est passé après. Quelles relations, la maçonnerie de Prince Hall a-t-elle pu avoir avec les autres obédiences, c'est-à-dire les obédiences blanches?

La G.L. de Londres ne faisait aucune difficulté pour initier des gens de couleurs. Elle a donc tout naturellement reconnu la loge de Prince Hall. Mais, par la suite, sont venus se greffer d'autres problèmes. Avec l'union des Modernes et des Anciens, les accords passés avec la G.L. d'Ecosse, le développement de la Maçonnerie américaine (dans un climat raciste important), l' African Lodge ne pesait pas bien lourd et la G.L.U.A. n'a pas dû faire beaucoup d'efforts pour entretenir des relations avec la maçonnerie de Prince Hall qui, de toutes façons n'auraient pas manqué d'être complexes. Il n'est pas impossible que la G.L.U.A ait été d'une certaine mauvaise foi dans toute cette affaire.

Enfin, rappelons la position que Mackey développe à propos de la situation des Negro Lodges 7: Si l'on ne peut discuter l'authenticité de la maçonnerie de Prince Hall, il n'en reste pas moins que les relations sont rompues avec la G.L.U.A.. Cet état de fait est ainsi devenu un problème sans solution, puisqu'il ne peut y avoir, selon, la G.L.U.A., deux G.L. dans un même état ou nation.

Cette position, nous le savons, a reçu tout récemment un démenti, puisque les G.L. du Canada viennent de reconnaître la maçonnerie de Prince Hall. On peut se demander ce qui se passera en France et en Europe lorsqu'un pareil événement se produira.

ANNEXE

LA MACONNERIE NOIRE AMERICAINE DE PRINCE HALL d'après un article de George Draffen of Newington paru dans A.Q.C . 8 (Michel D. de La H.) 9

La Maçonnerie de Prince Hall comprend environ 5000 loges et 40 Grandes Loges aux Etats-Unis, Canada, Bahamas, Liberia, Haïti. Elle publie chaque année le Prince Hall Masonic Year Book, contenant, entre autres choses, une histoire officielle de cette obédience.

Nous apprenons ainsi que Prince Hall est né le 12 septembre 1748 à Bridgetown (Barbade) d'un père anglais et d'une mère de couleur mais libre, d'origine française. Prince Hall était donc libre de naissance. En 1765, à 17 ans, il s'embarque pour Boston. En 1773, étant devenu prédicateur de l'église Méthodiste de Cambridge dans le Massachusetts et ayant acquis une certaine notoriété, il est autorisé à voter. Le 6 mars 1775, il est initié, avec 14 autres noirs dans la loge militaire n°441 dont le Vénérable est le Frère John Batt. Ces nouveaux Frères acquièrent ainsi le droit de s'assembler en loge, de défiler le jour de la Saint-Jean, d'enterrer leurs morts. Mais ils n'ont pas l'autorisation d'initier, ni de conférer des grades. Le 2 mars 1784, Prince Hall demande un patente à la G.L. de Londres au nom de ses Frères regroupés sous le nom de African Lodge , pour travailler en Loge juste, parfaite et régulière. Le 20 septembre 1784, les patentes furent octroyées mais elles ne furent reçues que le 6 mai 1787, date à laquelle l' African Lodge commence à travailler officiellement sous le n°459. Le 24 juin 1791, la loge se constitue en Mère Loge sous le nom de G.L. Africaine et désigne Prince Hall comme Grand Maître. Six mois après la mort de Prince Hall, la G.L. Africaine et deux autres loges fondent le 24 juin 1808, la G.L. de Prince Hall des maçons libres et acceptés du Massachusetts qui se déclarera indépendante de la G.L.U.A. en 1827.

A cette histoire officielle, George Draffen apporte quelques observations. En préambule, il constate que l'histoire de la maçonnerie noire américaine est surtout connue depuis le début du XXè siècle grâce à deux historiens, Davis et Grimshaw. Après quoi, il apporte un démenti à un certain nombre de points.

Premièrement, concernant la personne de Prince Hall, il n'existe aucun document sérieux donnant une date de naissance irréfutable. Draffen pense qu'on pourrait la situer plutôt dans les années 1735/1738. Quant à son origine, il n'était probablement pas libre de naissance. On pense, mais cela n'est pas prouvé non plus, qu'il aurait été capturé en Afrique de l'Ouest, amené aux Antilles et vendu. Enfin, si l'on admet que Prince Hall a bien été attiré par la religion, c'est pure imagination de dire qu'il a tenu une charge à Cambridge.

Deuxièmement, sur la carrière maçonnique de Prince Hall : la date de son initiation (6 mars 1775), est importante car elle se situe juste avant le début de la guerre d'indépendance des Etats-Unis (1775-1781). Cette initiation eut lieu très certainement dans la loge n°441, qui était une loge militaire irlandaise constituée en 1765. Rien ne prouve, cependant, que John Batt en était le Vénérable à cette date. En vain, s'est-on posé la question de savoir si c'était une tenue régulière ou clandestine (contre monnaie sonnante et trébuchante). De même a-t-on essayé d'invoquer la règle qui interdit à une loge militaire d'initier un civil dans une ville où il y a déjà une loge civile, et inversement. Dans ce cas précis, il n'y avait pas de loge civile. A ceux qui soutiennent que cette tenue d'initiation était irrégulière, Draffen oppose la règle expressio unius exclusio alterius 10. L'autorisation de se réunir et de défiler paraît vraisemblable, mais a-t-elle été donnée par la loge militaire ou par le G.M. provincial pour l'Amérique du Nord installé par Londres le 12 mars 1768 ? Peu importe, juge Draffen, car elle était appliquée de fait.

Troisièmement, à propos des patentes de 1784, Draffen signale que bien avant de les obtenir, Prince Hall signait déjà Master of African Lodge n°1 . De plus, en 1784, le Massachusetts ne faisant plus partie du Commonwealth, la délivrance de patentes par la G.L. de Londres n'était-elle pas une violation de la règle de territorialité ? Certains le pensent, mais il ne faut pas oublier qu'à l'époque, il y avait deux Grandes Loges dans le Massachusetts, l'une dépendant des Modernes et l'autre de la G.L. d'Ecosse. Ces deux Grandes Loges ne se constitueront en G.L. indépendante que le 17 mars 1792. Ainsi, les patentes délivrées par la G.L. de Londres ou des Modernes sont parfaitement régulières.

Enfin, à propos de la G.L. Africaine, on ne sait à quel moment l' African Lodge a commencé à fonctionner comme une Grande Loge. D'ailleurs, il serait plus exact de dire que cette G.L. Africaine s'est davantage comportée en Loge Mère qu'en Grande Loge.

Draffen conclut en essayant d'analyser les raisons pour lesquelles l' African Lodge n°459 ne figure plus sur le registre de la G.L.U.A. en 1813 et termine en constatant que la déclaration de 1827 a définitivement rompu les liens avec Londres.

1 Reprint par Kessinger Publishing Company, P.O. Box 160-C, Kila, MT 59920, U.S.A. Sur la Maçonnerie de Prince Hall, cf. compte-rendu William Preston, 1er trimestre 1992, p.12-16.

2 En 1790, il y avait 700 000 esclaves environ sur 750 000 noirs. En 1860, il y avait 4 millions d'esclaves sur 4 450 000 noirs.

3 Le Méthodisme apparaît comme le mouvement qui pouvait le plus attirer les minorités avec ses prêches en plein air et sa rigueur morale extrême.

4 Les deux G.L. fusionneront en 1792.

5 Cette somme correspond à 2500 de nos francs actuels.

6 On trouve la liste des 25 landmarks dans l'Encyclopédie de Mackey (op. cit., p.559-564). Le dernier est le plus important, puisqu'il affirme que les 24 landmarks précédents sont bien des landmarks: These Landmarks can never be changed .

7 op.cit., vol. 2, p.702.

8 Volume 89 (année 1976, publié en 1977), p.70-91.

9 Cette conférence a été donnée dans le cadre de la Loge William Preston en 1979.

10 Comme il n'existe aucune preuve que cette tenue fût irrégulière, il faut donc la considérer comme régulière.