ARS QUATUOR CORONATORUM

n° 107, année 1994, publié en 1995

Roger Dachez

Comme nous l’avons remarqué depuis plusieurs années, ce numéro, et même s’il demeure de bonne facture, n’atteint pas l’exceptionnelle qualité des décennies passées.

Chaque numéro commence par l’Inaugural Address du nouveau Vénérable Maître de la loge. Celui-ci a le privilège de présenter une conférence sans en référer à qui que ce soit auparavant. Cette année, il s’agit de Robert Gilbert. Spécialiste du livre ancien maçonnique, fin connaisseur, à l’image de feu Ellic P. Howe, de la Fringe Masonry (sorte de maçonnerie en marge, non-conformiste, que l’on peut qualifier d’« ésotérique » et même d’« occultiste », très vivante, contrairement à ce que l’on pourrait croire, en Angleterre depuis la fin du XIXè siècle), Gilbert a écrit sur toutes sortes de sujets, la Golden Dawn, la Societas Rosicruciana in Anglia, les mouvements martinistes, martinésistes en Angleterre etc. La présence de Gilbert dans la loge des Q.C. remet au goût du jour la grande tradition des A.E. Waite, Westcott, Yarker et Cie du début du siècle. Cependant, apparemment loin de ces préoccupations, sa conférence inaugurale s’intitule To See Ourselves as Other See Us (Nous regarder tel que les autres nous voient).

Dans ce texte tout en nuances, Gilbert propose d’apprendre aux maçons à regarder la maçonnerie comme les autres la voient. A travers ce que les maçons pensent être faux dans leur regard, ils doivent se demander s’il n’y a pas, malgré tout, une part de vrai. Les maçons n’ont-ils pas donné de la maçonnerie une image qui alimente des interprétations fautives? Gilbert entre alors dans une dialectique bien subtile. Par exemple, citant des auteurs qu’il connaît bien, Castells, E. Ward, Waite, Westcott, Gilbert parle de la « tentation ésotérique » de la maçonnerie. Cette tentation n’est évidemment pas de mise au sein de la très sérieuse loge des Q.C. et même (et surtout) de la G.L.U.A. Mais n’y-a-t-il pas quelque chose de vrai dans le fait que certains pensent que la maçonnerie puisse être ésotérique ou occultiste? Bel exemple de l’Understatement britannique!

Wallace McLeod, professeur de philologie romane à l’université de Toronto, étudie le poème Hudibrastique. Publié dans le Daily Post de Londres en 1723, ce texte aborde divers sujets concernant la maçonnerie, son histoire, les signes maçonniques, la Mock Masonry etc. Il fait partie de ces nombreuses publications qui ont émaillé la presse entre 1723 et 1726, témoignant d’un certain intérêt dans le grand public pour la maçonnerie, à l’image de ce qui se passera en France dans les années 1740. Redisons, à ce propos, qu’après la publication des Constitutions de 1723, il y eut des réactions (positives ou négatives) de l’intelligentsia et de la population londonienne qui ont grandement influencé la maçonnerie anglaise dans sa formation. Ce texte, dont l’auteur nous est inconnu, est très énigmatique et on ignore dans quel but il a été publié. L’étude de W. McLeod permet de faire ressortir, premièrement, que le ou les auteurs de ce texte ont puisé à des sources maçonniques authentiques et, deuxièmement, que ce texte s’inscrit dans la perspective de la Mock Masonry, c’est-à-dire qu’il donne une image un peu ridicule de la franc-maçonnerie. On se rappellera les processions de Mock Masonry dans les années 1740 à Londres, occasion de contrefaire, de singer la maçonnerie avec des décors fantaisistes et grotesques.

Au cours de la discussion qui suit cette communication, on rappelle que dans les années 1730 il y avait, contrairement à ce que l’on croit d’habitude, des conférences dans les loges. Par exemple, les travaux de la loge Old King’s Arms de Londres portaient sur les sujets suivants : sept conférences consacrées à la physiologie humaine, sept autres sur des sujets techniques et scientifiques, cinq conférences sur l’architecture, trois sur les procédés industriels, trois sur les inventions et les arts mécaniques, deux sur l’art et l’histoire et une sur les mathématiques. Ceci nous montre que nous connaissons encore mal toute cette période de la maçonnerie anglaise (1725-1740), période au cours de laquelle elle a cherché et forgé sa personnalité. Le poème Hudibrastique est un témoignage, parmi d’autres, de l’effervescence des années 1720-1730. On sait enfin que le personnel qui prend le contrôle de la Grande Loge à ce moment-là, c’est-à-dire l’aristocratie anglaise et l’intelligentsia, orientera l’activité de la maçonnerie vers un haut statut social, la convivialité, l’action charitable etc.

La communication du professeur David Stevenson est celle d’un non-maçon. Elle a eu lieu au cours d’une réunion informelle, évidemment! La réception de ses deux ouvrages a pris un certain temps en Angleterre. Il est vrai que Stevenson pense que la franc-maçonnerie a reçu sa structure fondamentale en Ecosse. Sa conférence a pour titre, non sans un certain humour « Les confessions d’un cowan ». Le cowan n’est pas un maçon mais un simple manoeuvre non admis dans la loge. Il donne ici un résumé de sa thèse sur les origines de la maçonnerie anglaise et écossaise.

La discussion qui suit cette communication n’a pas remis en cause la thèse selon laquelle les formes adoptées en Ecosse au XVIIè siècle pour organiser la maçonnerie ont joué un rôle majeur dans la mise en forme de la maçonnerie spéculative obédientielle moderne, telle qu’elle prend naissance à Londres au début du XVIIIè siècle. Ainsi, après la critique de la théorie de la transition par E. Ward, nous assistons maintenant à l’abandon de la théorie selon laquelle la maçonnerie serait née exclusivement en Angleterre.

Parmi les autres articles qui abordent divers sujets, on notera :

  • L’anti-maçonnisme au Japon. Introduite au Japon après la capitulation de 1945, la maçonnerie y est essentiellement américaine. Ce recrutement particulier a empêché, jusqu’à une époque récente, sa reconnaissance (comme G.L. indépendante) par la G.L.U.A., celle-ci demandant maintenant la présence d’un nombre minimum de nationaux dans les G.L. Les Japonais maçons sont essentiellement des hommes d’affaires ou des hommes politiques. L’anti-maçonnisme a d’abord été une réaction nationaliste, anti-américaine. Aujourd’hui, il est plutôt d’origine religieuse. Curieusement, on voit même des relents d’antisémitisme au Japon. Ce thème débouche invariablement - et en cela les japonais n’ont rien inventé - sur celui de la judeo-maçonnerie bien connu sous d’autres latitudes.
  • Les portraits des membres de la Loge des Q.C. n°2076; On y trouve les photographies de tous les grands personnages fondateurs des Q.C. : Woodford, Sir Charles Warren, premier V.M. des Q.C. Celui-ci était Metropolitain Commissioner (Préfet de police) de Londres. Il a eu en charge l’affaire de Jack The Ripper (Jack l’éventreur). On trouve également Robert F. Gould, célèbre historien de la maçonnerie anglaise, Rylands, William James Hughan, qui a procédé aux premiers relevés des tous les Anciens Devoirs (Old Charges), etc.
  • Une introduction aux documents Sharp par Prinsen et Claude Guérillot. Prinsen, qui dirige les éditions Latomia, publie, aux Pays-Bas, d’anciens rituels maçonniques. Les documents Sharp sont une série de lettres maçonniques françaises des années 1750-1780 qui apportent des éléments très importants sur l’histoire de la maçonnerie en France (et d’influence française). Ainsi, on peut étudier, « L’histoire des Elus parfaits, la Mère-Loge Ecossaise de Bordeaux », « L’histoire de la Parfaite Union à Saint-Pierre de la Martinique », « L’histoire des Loges Ecossaises de Saint-Domingue », « L’histoire de la Loge Ecossaise de Toulouse », etc.
  • Un court article nous propose une nouvelle théorie sur les origines de la franc-maçonnerie, Freemasonry a possible origin. Ce texte sans intérêt reprend les vieilles légendes des Collegia Fabrorum et des Maîtres Comacins.