L'installation du Maître de la Loge du Métier en Ecosse et du VM de la Marque en Angleterre au XIXe siècle

Roger Dachez 1995

L'installation secrète du Maître de la Loge est un usage extrêmement important dans la Maçonnerie anglaise. Apparue dans le courant du XVIIIe siècle, elle s'est développée au début du XIXe siècle et est pratiquée aujourd'hui dans certaines Loges françaises.

Lorsqu'un Frère accède à la chaire de Vénérable, on lui transmet des secrets particuliers qui s'apparentent à une sorte de grade. Ce sont essentiellement, un mot, un signe, un attouchement et une légende. Cette transmission se fait au cours d'une cérémonie à laquelle les (simples) Maîtres de la Loge ne peuvent assister, d'où l'appellation d'installation "secrète ".

La vérité historique oblige à dire qu'elle n'a pas toujours été secrète.

Dans le premier texte connu qui la mentionne (The Three Distinct Knocks, 1760), l'installation se fait en présence de tous les Frères de la Loge, y compris les Apprentis, mais de telle façon que personne ne la voit. Il s'agit donc d'une installation discrète où le Vénérable Maître communique à son successeur un mot et un attouchement. Ensuite, avec le développement de la cérémonie (dans les années 1820, en Angleterre et en Irlande, on a ajouté une légende qui met en scène un personnage biblique ), il a été jugé indispensable de se retirer entre Maîtres Installés (1).

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La situation en Ecosse est sensiblement différente et c'est ce que nous allons étudier.

Si l'on se réfère à une déclaration de George Draffen of Newington (2), on est fondé à penser que ce pays n'avait pas connu d'Installation secrète jusqu'à une époque tardive du XIXe siècle. Draffen écrit en effet:

"Il semble ne pas y avoir eu de cérémonie particulière attachée à l'Installation ou à la « mise dans la Chaire » du Maître d'une loge écossaise jusqu'à une date très avancée du XIXe siècle."

Il poursuit:

"En avril 1872 la Grande Loge d'Ecosse décida d'importer la cérémonie anglaise dans le Métier écossais et quelques frères furent autorisés à « recevoir leur Installation des mains de trois ou plus Maîtres Installés anglais ou irlandais selon les usages de ces pays»."

Et pour appuyer ces dires, Draffen cite un ouvrage de R.S. Lindsay, Histoire de la Loge Holyrood House (St-Luc) n°44 (1935).

Cependant, si l'on examine la question de plus près, on note qu'en 1964 Draffen avait publié un article dans le Year Book de la G.L. d'Ecosse où il écrivait que David Murray Lyon, le grand historien de la Maçonnerie Ecossaise, dans son ouvrage The history of the Lodge of Edinburgh (Mary's chapel) n°1 , affirmait qu'à l'époque opérative il n'y avait pas de cérémonial d'installation dans les Loges écossaises. Mais, à partir du début du XIXe siècle, à cause de la diffusion d'un certain nombre de grades, l'idée qu'on ne pouvait convenablement présider une Loge à moins d'avoir reçu l'installation du Maître de la Loge s'est imposée progressivement en Ecosse. Murray Lyon ajoutait que cette cérémonie a été pratiquée officieusement dans quelques loges écossaises et qu'elle est devenue, au cours du XIXe siècle, une qualification indispensable pour accéder à l'Arc Royal.

Il existait donc une cérémonie d'installation en Ecosse avant 1872.

Draffen le confirme implicitement en signalant que le Suprême Grand Chapitre de l'Arc Royal d'Ecosse avait accordé, à partir des années 1840, plusieurs patentes pour former des loges de Maîtres Installés. Ainsi, il appert que la pratique de l'Installation avait pris un certain développement dès cette époque, même si cette pratique était plus ou moins régulière. Mais quel lien pouvait-il y avoir entre l'Installation pratiquée en Angleterre et celle pratiquée en Ecosse? Autrement dit, quel était le contenu de l'Installation pratiquée en Ecosse ?

C'est Draffen, toujours, qui indique une piste en rappelant qu'en 1858, soit 14 ans avant l'introduction officielle de l'Installation en Ecosse, la G.L. d'Ecosse approuva une cérémonie pour l'installation d'un président de loge. Malheureusement on ne donne aucun détail sur le déroulement de cette cérémonie, si bien que le mystère demeure.

Or, dans un commentaire publié dans le n°105 des Ars Quatuor Coronatorum à la suite d'une communication du Frère Harry Mendoza, p.39, Michel L. Brodsky affirme:

"La G.L. d'Ecosse adopta en 1872 une cérémonie d'Installation inspirée de celle de l'Angleterre, mais cela ne signifie pas que les Ecossais n'en avait aucune auparavant. En 1845, le Grand Chapitre d'Ecosse a donné une patente au chapitre de l'Arc Royal de Namur en Belgique. La traduction française de ce rituel venant d'Ecosse existe toujours."

Il se pourrait bien que soit comblé par là le vide laissé par les archives de la G.L. d'Ecosse. En effet Brodsky continue:

"Or dans ce système, on pratiquait 4 grades: Maître Maçon de la Marque, Passé Maître, Très Excellent Maître et Arc Royal."

Il y a donc bien eu un grade de Passé Maître, qualificatif pour l'Arc Royal, qui n'est autre que ce grade de Passé Maître Ecossais, c'est-à-dire l'Installation du Maître de la loge du Métier en Ecosse. Brodsky poursuit:

"A ce moment-là, le candidat prenait son obligation et recevait le Mot de Maître Installé qui est en usage de nos jours (c'est le même que celui de l'Installation secrète anglaise ). Après une déambulation, il était instruit par une légende du grade qui était celle communiquée aujourd'hui lors de l'installation du Maître d'une loge de la Marque anglaise."

Résumons maintenant toutes ces données:

1. A partir des années 1750, il existe une Installation en Angleterre. Dans les années 1820, elle s'enrichit d'une légende.

2. Il existe aussi en Ecosse, dans les années 1830, une Installation. Le Mot est le même que celui de l'Installation anglaise mais la légende est différente.

3. Cette légende n'est pas perdue puisqu'elle existe toujours dans l'Installation d'un Vénérable de la Marque.

Dès lors comment en est-on arrivé à la situation actuelle?

J.A Grantham, dans son Histoire de la Grande Loge de la Marque d'Angleterre (1960), nous retrace la genèse de la G.L. On sait que ce grade s'était développé dès le milieu du XVIIIe siècle, de façon plus ou moins indépendante, en Angleterre et Ecosse. Mais au milieu du XIXe siècle, il n'était plus pratiqué qu'en Ecosse. Or, dans les années 1850, avait été fondé, sous patente écossaise, le chapitre de l'Arc Royal du Bon accord . Celui-ci avait reçu des frères anglais qui, de retour à Londres, se mirent à pratiquer le grade de la Marque dans le cadre de ce chapitre comme cela se fait en Ecosse. Bientôt ces frères voulurent prendre leur indépendance vis-à-vis de l'Ecosse et tentèrent d'obtenir, en 1856, l'intégration du grade de la Marque au sein de la G.L.U.A. comme c'était le cas pour l'Arc Royal. Ils furent bien près d'obtenir satisfaction. En effet, le Bureau des Affaires Générales pensait que le grade de la Marque pourrait être considéré comme un complément du grade de Compagnon, de même que l'Arc royal est considéré comme le complément du grade de Maître. Mais ce projet fut finalement repoussé. C'est ainsi que ces frères décidèrent de créer, cette année-là, la G.L. de la Marque d'Angleterre.

Ce faisant, ils créaient une situation inédite. En effet, le grade de la Marque était, dès ce moment, pratiqué pour lui-même au sein d'une Loge de la Marque (chose tout à fait nouvelle) en dehors de tout système de grades. Ces loges nouvelles avaient évidemment des Vénérables Maîtres pour les présider, comme il est d'usage dans tous les autres organismes maçonniques que ce soit une loge, un conseil, un conclave, un chapitre etc. Et comme toutes ces organisations pratiquent une Installation secrète, il n'était pas pensable que le Vénérable Maître de la Marque n'ait pas, lui aussi, son installation. Or, il n'y avait pas d'installation secrète de la Marque en Ecosse puisque ce grade était pratiqué au sein d'un chapitre de l'Arc Royal présidé par un Premier Principal et qu'il n'y avait pas de Vénérable Maître de la Marque. Il fallait donc trouver une cérémonie d'Installation. C'est alors que ces frères, qui avaient reçu leur patente en Ecosse, eurent l'idée d'emprunter purement et simplement l'Installation du Métier pratiquée en Ecosse, laquelle était inconnue en Angleterre.

Si nous relisons maintenant la déclaration de Draffen que nous citions au début, dans laquelle il écrit que l'Installation secrète a été introduite en Ecosse en 1872, il ne faut pas comprendre ici qu'il s'agit de l'introduction de l'Installation stricto sensu mais de l'introduction d'une cérémonie anglaise d'Installation; ceci ne veut pas dire qu'il n'existait rien avant, comme nous venons de le voir. Mais cela eût été plus clair s'il l'avait précisé...

Et voilà pourquoi l'Installation du Maître de la Marque anglaise véhicule la vieille installation du Maître du Métier écossais.

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Au delà de ce point d'histoire, il y a un problème fondamental qui est soulevé.

L'installation de la Marque actuelle comporte un Mot (celui de 1845 connu à Namur, et qui est le même dans l'installation du Maître du Métier en Angleterre, a été changé en 1872 par la G.L. de la Marque pour le différencier justement de celui du Maître du Métier), un attouchement et une légende distincte de la légende de l'Installation du Maître du Métier mais avec un personnage identique.

Cette élaboration a lieu dans les années 1820-1830, de sorte que l'on pourrait établir un parallèle intéressant entre le mode de formation de ces deux légendes et la formation d'une légende fondamentale de la Maçonnerie, celle du 3ème grade (3).

Les modalités de constitution de la légende du grade de Maître montrent que plusieurs courants de légendes se sont superposés, qu'il y a eu plusieurs possibilités, plusieurs alternatives parmi lesquelles un choix a été fait. On sait, par exemple, qu'il a existé au XVIIIe siècle plusieurs versions de ce grade. Si une version a fini par s'imposer, les autres n'ont pas totalement disparu et ont probablement subsisté dans les hauts grades de la tradition maçonnique française qui, pour la plupart, sont des formes à peine évoluées d'alternatives au grade de Maître. D'ailleurs ces grades s'appellent tous Maître ...: Maître Parfait, Maître Irlandais, Maître Anglais etc.

Avec les légendes de l'Installation secrète, un siècle plus tard, c'est peut-être le même processus qui s'est déroulé. C'est-à-dire qu'à la même époque il y avait, d'une part, une installation avec un mot, un attouchement et une légende en Angleterre et, d'autre part, une installation avec un mot, un attouchement et une légende différente mais concernant le même personnage en Ecosse. Il pourrait donc s'agir de deux alternatives d'un même courant légendaire. Ces deux courants ont subsisté alors que dans le cas de la légende de Maître, un seul courant a persisté, rejetant dans l'ombre tous les autres. Avec la légende de l'Installation de la Marque anglaise, on aurait donc une sorte de survivance quasi archéologique d'une ancienne version de la légende de l'Installation secrète.

C'est probablement un phénomène fondamental de l'histoire maçonnique qui s'est produit à de nombreuses reprises.

Nous savons en effet que les grades se fixent progressivement (4). Le noyau fondamental, Mot et attouchement, ne change pas, par contre, les éléments plus sophistiqués comme la légende du grade se fixent toujours postérieurement. C'est le cas aussi pour l'Installation secrète.

On peut encore prolonger cette réflexion en se demandant qu'elle est, parmi toutes les versions d'un grade, la meilleure? En dehors du fait qu'il s'agit bien sûr d'une version s'appuyant sur un texte ancien et authentique, il faut bien comprendre que, dans une perspective traditionnelle, plusieurs versions peuvent répondre à ces critères. Et il ne s'agit pas de choisir entre elles mais de les examiner en tant que telles, comme des alternatives d'un même grade qui ont généralement existé simultanément avant qu'une version finisse soit par l'emporter sur toutes les autres soit par donner naissance à une synthèse plus ou moins réussie.

Une meilleure connaissance de la Maçonnerie gagne à conserver cette diversité de grades, à étudier les formes alternatives d'un même grade et la richesse de leur contenu; ceux-ci sont les témoins de la richesse de la tradition maçonnique.

1 Sur toute cette question on se reportera à Renaissance Traditionnelle, n°100 (octobre 1994), Les origines de l'Installation secrète en Grande-Bretagne et en Irlande et sa diffusion en France, du XVIIIè siècle à nos jours, par Roger Dachez, pp. 225 - 241.

2 cf. Ars Quatuor Coronatorum , n°89 (1976); The Evolution of the Installation Ceremony and Ritual par Harry Carr, intervention de G. Draffen, p.48. On pourra lire la traduction française de cette intervention dans R.T., n°86, p.148.

3 Sur ce point, cf. Renaissance Traditionnelle., n°99 (juillet 1994), Essai sur les origines du grade de Maître (V). Le problème de la légende d'Hiram par Roger Dachez, pp. 139-165.

4 Ceci est démontré pour le grade de Maître, cf. Renaissance Traditionnelle., n°91-92 (juillet 1992), Essai sur les origines du grade de Maître (I), pp.218-232, n°96 (octobre 1993), pp.234-237.