Les premiers Chants Maçonniques Anglais

Gérard Gefen 1994

Les relations entre la musique et la Maçonnerie anglaise sont attestées dès l'origine puisque les constitutions de 1723 dite d'Anderson, celles de 1738 et les constitutions des Antients de 1756 contiennent toutes des partitions musicales, signes qu'au XVIIIème siècle en Angleterre la musique était partie intégrante de la vie maçonnique.

L'importance du rôle de la musique dans la première Maçonnerie obédientielle s'explique par plusieurs facteurs.

Depuis la fin du XVè siècle il existe en Angleterre une tradition de pratique vocale. Les plus hauts personnages du royaume s'adonnent à la musique. Henri VII chantait, Henri VIII composa, Elisabeth Ière dansait et jouait du virginal et toutes les couches de la société participaient de cette ferveur musicale.

En un temps où l'impression des partitions est encore rudimentaire et fort chère, on publie entre 1587 et 1630, 88 recueils de musique vocale. A titre de comparaison on n'en trouve guère en France que 3 ou 4 pour cette même période. Le tirage aussi est significatif. Le recueil des airs de John Dowland (1602) est publié à 1000 exemplaires ce qui était très important.

Avec la fin de la guerre civile et le retour des Stuarts, la musique, tenue sous le boisseau par les dictateurs puritains, s'exprime de plus belle. En 1672, John Banister invente le concert, phénomène nouveau qui va connaître le succès que l'on sait 1. Témoin de cet engouement musical, Samuel Pepys 2 est l'exemple type de ces bourgeois anglais qui se réunissent dans les tavernes pour écouter des concerts ou chanter avec des amis. C'est dans ce milieu social que l'on recrutera les futurs maçons. Ils introduiront tout naturellement leur pratique musicale en loge. De plus, l'esprit de liberté engendré par la "Glorieuse Révolution" de 1688 favorise la fondation de clubs et d'associations. La Maçonnerie en bénéficiera mais avec elle nombre d'organismes. Un recueil de chansons édité en 1773, Fraternal Melody , est expressément destiné à la "Très ancienne et honorable fraternité des maçons francs et acceptés", mais aussi au "Très noble ordre des gandins", à "l'Honorable ordre des fils distingués d'Albion" ou aux "Conseillers décontractés de dessous le chou fleur" etc., c'est dire que la Maçonnerie avait à affronter une rude concurrence et cela présuppose aussi le type de chansons que l'on pouvait y entendre.

Les formes musicales les plus pratiquées, et que l'on retrouvera dans les chants maçonniques, sont les suivantes:

  • les airs, c'est-à-dire des chants en solo accompagnés à la harpe ou au luth 3.
  • les madrigaux anglais qui sont des morceaux à 4 voix, sorte de chanson en choeur écrite en langage très populaire voire grivois. Ces madrigaux n'ont pas de rapport avec les madrigaux français ou italiens.
  • le round qui est un canon.
  • le catch qui est également un canon mais avec cette particularité que les paroles sont décalées de manière à ce que le choc des mots donne un sens tout à fait différent du texte initial, ce qui peut donner des significations de toute nature, ribaude ou mystique. Le round et le catch connaîtront un grand succès en Maçonnerie.
  • le verse anthem est une forme de musique religieuse pratiquant l'alternance d'un soliste, d'un choeur à 4 voix et d'instruments. On le retrouvera dans le chant du Maître des constitutions de 1723.

Dans les chants maçonniques on peut opérer plusieurs distinctions.

D'une part, ceux qui sont publiés dans les documents officiels, c'est-à-dire les quatre chants des constitutions de 1723, ceux de 1738, de 1756 etc. D'autre part, les innombrables recueils qui, jusqu'à la fin du XVIIIè siècle, vont paraître à l'usage des Maçons.

Les premiers sont des chants pour certaines circonstances de la vie maçonnique ou pour célébrer des officiers. Les seconds sont des chants légers, à boire, qui par leur côté convivial s'apparentent à ceux de la Maçonnerie française.

Une autre distinction est à faire entre la musique et le texte.

La musique est rarement originale. Il s'agit souvent d'un timbre, "sur l'air de". Ceci montre que le public connaissait ces airs et que les auteurs de ces chants s'adressaient à ce large public.

Les quatre chants originaux des Constitutions de 1723

Le plus célèbre de tous les chants maçonniques est le chant de l'Apprenti. Anderson l'attribue à Matthew Birkhead (mort en 1722) mais on trouve déjà cet air dans un recueil paru vers 1710, The Bottle Companion. Des recherches récentes tendraient à montrer que ce chant était lui-même la reprise d'un vieil air irlandais paru en 1705 dans The Dancing Master . Dans les Constitutions de 1723, il est donné sous forme de tune , c'est à dire un air à une seule voix sans accompagnement ce qui signifie vraisemblablement qu'il était fort bien connu des frères.

in Les Constitutions des Francs-Maçons , Paris, 1978, édité par Daniel Ligou.

Le deuxième chant, celui des compagnons, ne figure pas dans les Constitutions. Anderson nous explique que la musique du Chant des Compagnons contenant plusieurs feuillets elle est trop importante pour être imprimée ici. Mais dès que les paroles furent publiées, plusieurs compositeurs mirent le texte en musique et en particulier deux musiciens maçons, John Frederic Lampe et Richard Leveridge, si bien que l'on peut se demander si Anderson possédait vraiment le partition de ce chant. Quant à ces compositions postérieures, on ne sait pas si elles furent originales et destinées à une loge ou si ce fut une reprise de compositions antérieures qui auraient été adaptées.

Le chant des surveillants et le chant du Maître (i.e du Vénérable Maître) sont des verse anthem . Et en effet un soliste dialogue avec un choeur à deux voix soutenu par une viole de gambe. Cet instrument était d'ailleurs l'instrument aristocratique par excellence au XVIIIè siècle. Les gentlemen amateur continuaient à le préférer au violoncelle.

Il y a 13 couplets pour le chant des surveillants et 28 pour celui du Maître. Ces airs ont un caractère très solennel, proche de la musique religieuse, qui contraste fortement avec le caractère populaire du chant de l'Apprenti.

Dans les Constitutions de 1738, Anderson a supprimé 6 couplets au chant du Maître mais ajouté d'autres chants, au Grand Maître suppléant, au Trésorier, au Secrétaire et à d'autres dignitaires.

Les Constitutions des Antients de 1756 ( Ahiman Rezon) donnent également une quarantaine de chansons. On sait que Laurence Dermott composait de la musique.

Discussion

Les frères abordent les questions suivantes:

A propos de la taverne "L'oie et le gril".

Lieu de fondation de la Grande Loge de Londres en 1717, cette célèbre taverne était aussi un lieu musical. Antérieurement à cet événement, un ancien propriétaire y faisait donner des concerts. Or, à cette époque on ne pouvait faire jouer des musiciens dans un endroit public que s'ils appartenaient à la Compagnie des Musiciens de Londres. Et pour marquer son pouvoir, la dite Compagnie disposaient en évidence ses armes sur les établissements autorisés. Ces armes sont composées d'un cygne et d'une harpe (ou une lyre). Lorsque la taverne changea de propriétaire, celui ci transforma l'enseigne faisant du cygne une oie et de la lyre un gril.

Les raisons de cette mutation demeurent mystérieuses. On a voulu y voir l'expression d'une facétie ou d'une parodie mais ceci, même si ce n'est pas impossible, n'est pas prouvé. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il était courant qu'une loge cohabite avec une société musicale dans ces tavernes ou Musick Houses . En 1717 la taverne "L'Oie et le Gril" était également le siège d'un club musical. Et la fameuse loge Crown and Anchor 4 se réunissait dans le même local que l'une des institutions musicales les plus prestigieuses de son temps The Academy of Ancient Musick.

A quel moment les chants maçonniques étaient-ils interprétés ?

Anderson précise que l'on pourra chanter le chant des Apprentis lorsque les questions sérieuses auront été traitées. Ceci est assez sibyllin car la manière dont se déroulaient les tenues variait considérablement suivant les loges et nous ne savons pas toujours comment les choses se passaient.

Il semble cependant qu'on ne chantait pas au cours de la tenue elle-même, ce qui est toujours le cas aujourd'hui où les odes d'ouverture et de clôture sont entonnées avant et après la tenue, même si certains chants par leur caractère religieux (le chant du Maître) ont un rapport direct avec la tenue.

Les chants plus légers étaient sûrement chantés pendant les agapes ou après, car les agapes n'étaient pas toujours distinctes de la tenue.

En France

Comme en Angleterre, mais pour des raisons différentes, la musique accompagne la naissance de la Maçonnerie. Des chants sont repris de chants anglais et d'autres sont des compositions originales. Dans la première loge dont nous possédons les archives, la loge dite Coustos-Villeroy , il y a des musiciens dont certains sont très connus comme Clérambaut et Naudot. Ce dernier ne tardera d'ailleurs pas à publier un recueil de chants maçonniques et dès lors une tradition de chansons joyeuses, conviviales et taquines va naître d'autant plus que, comme en Angleterre, les timbres, les airs étaient très répandus dans le public.

La musique et la maçonnerie opérative en Angleterre.

On ne connaît aucune preuve de mise en musique de texte dans la maçonnerie opérative. Aux XIIIè, XIVè et XVè siècles les confréries, les corporations, participaient aux miracle plays , l'équivalent de nos mystères , mais elles ne faisaient pas composer de musique à cette occasion. Si on trouve dans la maçonnerie opérative des pièces en vers, il semble bien qu'elles étaient faites pour être lues et non pour être écoutées. Les exemples que nous donnons ci-dessous montrent le caractère visuel de ces textes guère propice à la mise en musique.

Dernières remarques

Les relations de la musique et de la Maçonnerie peuvent apporter quelques éléments de réflexion sur les origines de cette dernière.

La pratique musicale, les chants en loge, sont caractéristiques de la maçonnerie spéculative et même de la maçonnerie spéculative obédientielle . On a vu qu'il n'y a pas de musique dans la maçonnerie opérative. Ceci renforce la thèse d'une rupture entre les deux maçonneries 5.

1 Auparavant on écoutait de la musique à l'église, à l'opéra ou la Chapelle royale. On a conservé l'affiche du premier concert.

2 On vient d'éditer son journal dans la collection "Bouquins".

3 Pour favoriser la diffusion de ces chants, on édite les partitions sous forme de tablature ce qui permet de jouer sans savoir lire la musique.

4 voir Compte-rendu William Preston, 2è et 3è trimestres 1993, page 48.

5 Sur toutes ces questions on lira Histoire de la musique anglaise et Les musiciens et la franc-maçonnerie par Gérard Gefen, chez Fayard.