Nouvelles lumières sur les origines de la maçonnerie spéculative

Roger Dachez 1993

Ce débat fondamental et constamment renouvelé par les spécialistes de l'histoire maçonnique en Angleterre depuis une vingtaine d'années s'est trouvé enrichi par un écossais, David Stevenson, qui a apporté des éléments très importants dans un ouvrage essentiel publié en 1988.

Il n'est donc pas inutile de faire le point des connaissances acquises aujourd'hui:

1) La théorie classique d'une transition progressive, graduelle et insensible de la maçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative par le biais des maçons acceptés n'est plus maintenant soutenable. Affirmer que la maçonnerie spéculative descend en droite ligne des bâtisseurs de cathédrales est une légende et une image d'Epinal.

2) Les travaux de David Stevenson ont montré que, en Ecosse, la maçonnerie a connu, sous la direction de William Schaw, une profonde réforme dans son organisation en 1598 et 1599. Cette réforme fondamentale consiste dans la mise en place de l'essentiel des structures que l'on retrouve dans la franc-maçonnerie spéculative moderne.

Cependant, il convient de remarquer que cette réorganisation complète s'applique à une maçonnerie opérative qui est une organisation du métier. Même si William Schaw et ceux qui l'entourent sont plus ou moins pénétrés par un environnement intellectuel qui n'est plus simplement professionnel, la maçonnerie écossaise reste opérative durant le XVIIème siècle et ne subit pas de transformation spéculative. Ce n'est que très tardivement, dans les premières décennies du XVIIIème siècle et sous une influence manifestement anglaise, qu'elle deviendra spéculative.

3) En Angleterre, on sait ce qu'est l'organisation du métier au Moyen-Age. A partir du début du XVème siècle, tout montre que cette maçonnerie tombe en décadence et qu'il ne subsiste pratiquement plus rien de cette organisation. Mais, à la fin du XVIème siècle et au début du XVIIème siècle, apparaît quelque chose qui s'appelle la maçonnerie, qui est totalement spéculatif et dont on ne repère aucun lien d'origine ni aucun caractère de continuité avec la maçonnerie opérative médiévale.

Nous ne savons pas d'où elle vient, et nous avons très peu d'information sur ceux qui ont contribué à la développer.

C'est donc sur l'Angleterre que se porte notre attention. Deux travaux de A.G. Markham, récemment publiés (1), essaient de rassembler tous les faits connus pour tenter de tracer un portrait de cette mystérieuse maçonnerie spéculative anglaise du XVIIème siècle (2). Cette réflexion s'appuie sur une nouvelle lecture des textes qui nous permet de jeter un autre éclairage sur des points qui n'avaient pas jusqu'ici retenu l'attention mais qui peuvent, aujourd'hui, se révéler très riches de significations.

1) En 1686 est publié L'histoire naturelle du Staffordshire de Robert Plot. On trouve dans ce livre souvent cité un passage consacré à la Maçonnerie (3).

Plot écrit que la société des Francs-Maçons (...) est répandue un peu partout dans notre nation [remarquons cette affirmation importante]. (...) L a réception (...) consiste principalement en la communication de certains signes secrets, par lesquels ils se reconnaissent entre eux et leur permet d'obtenir assistance partout où ils vont (...). Ainsi il est d'usage quand une personne se rend dans une ville de lui trouver du travail ou (...) de lui donner de l'argent ou de l'aider (...) à subsister jusqu'à ce qu'elle trouve du travail dans une autre ville, ce qui se réfère d'ailleurs à des pratiques connues dans le compagnonnage français.

C'est ici la description d'une société professionnelle, sorte de société d'aide mutuelle destinée à des ouvriers dont il n'est pas dit d'ailleurs qu'ils soient tous nécessairement maçons.

Mais Plot ajoute je trouve ici des personnes du plus haut rang qui ne dédaignent pas d'être de cette compagnie .

Dans cette société, il y a donc la présence affirmée de personnalités de la plus haute qualité (le terme anglais ne laisse aucun doute) ce qui donne un éclairage tout à fait nouveau.

Ces propos sont repris dans un autre ouvrage Histoire naturelle du Wiltshire écrit en 1691 par John Aubrey (4) qui confirme ces données.

2) L'histoire de la compagnie des maçons de Londres nous donne un autre élément de réflexion. Cette compagnie était à l'origine une guilde des maçons destinée à défendre le métier, à négocier avec la ville pour fixer les conditions d'emploi, les tarifs des travaux et régler les relations entre ouvriers et employeurs.

Or, à partir des années 1620, on discerne dans cette organisation purement professionnelle, une sorte de cercle intérieur qui s'appelle l' acception ou l' acceptation. Les quelques traces écrites de l'activité de ce cercle (5) laissent supposer qu'il existait une cérémonie différente de celle de l'entrée dans la compagnie puisqu'elle s'adresse à des dignitaires de cette compagnie ainsi qu'à des personnes étrangères à la dite compagnie et qui n'appartiennent pas non plus au métier.

On a toujours présenté ce fait, incontestable en soi, comme étant la première manifestation connue d'une maçonnerie spéculative à une date relativement précoce. Mais force nous est de reconnaître que nous ne savons à peu près rien de cette acceptation .

3) La fondation de la maçonnerie spéculative obédientielle en 1717 a conduit de nombreuses Loges à rejoindre les quatre Loges fondatrices et à entrer dans la Première Grande Loge. Or il est manifeste qu'elles existaient depuis longtemps et en tous cas bien avant 1717. Il y avait donc probablement une structure concernant ces Loges dont malheureusement nous ne connaissons rien sinon quelques témoignages, sans support documentaire, qui affirment qu'un certain nombre dateraient des années 1680.

Par ailleurs, l'étude des débuts de la Grande Loge de Londres est elle aussi riche d'enseignements. En 1717, cette société rassemble principalement des commerçants et artisans de tous métiers. Le premier Grand Maître est un savetier de condition fort modeste. Or, dès 1719, elle est présidée par le révérend Jean Théophile Désaguliers, un savant, un personnage très en cour et un homme respecté et en 1721, le Grand Maître est le duc de Montaigu qui est à l'époque l'homme le plus riche d'Angleterre ! On voit le chemin parcouru en quatre ans.

Tout ceci montre qu'il y avait probablement un fonds traditionnel ancien de coexistence entre le Métier, c'est à dire des gens de condition modeste recrutés essentiellement dans le milieu des boutiquiers, des artisans et des ouvriers indépendants, et des personnes d'un niveau social élevé. C'est cette structure difficile à définir, en marge ou à l'intérieur d'une organisation de métier, qui est la maçonnerie spéculative anglaise du XVIIème siècle. Mais il convient de remarquer que s'il s'agit bien d'une maçonnerie très largement spéculative, elle n'a pas d'antécédent opératif et ne procède donc pas d'une transition.

A partir de ces constatations, il reste à proposer des hypothèses pour expliquer l'apparition de cette maçonnerie spéculative avec la structure sociale que nous avons esquissée. Les travaux de Markham consistent justement à montrer qu'il a existé au Moyen Age et jusqu'au XVIème siècle une structure qui avait cette composition sociale.

Il s'agit des conseils de paroisse (la paroisse était la structure fondamentale de la société) ou conseil de fabrique (6), c'est à dire des assemblées de notables, de personnes aisées, qui dirigent les paroisses et principalement le financement de la construction d'églises ou de monastères qui ressort pour une large part en Angleterre du domaine de l'action privée.

Markham considère que ces conseils de paroisse offrent une structure de rencontre entre ces notables bien installés dans la société et ayant l'initiative de la construction (patronage et financement), les boutiquiers et les artisans qui veulent participer à la vie locale, et les ouvriers, généralement indépendants, qui font le travail.

Or dans les années 1530-1540 commence un processus de réforme à laquelle l'Angleterre sera progressivement gagnée (7). Les paroisses sont considérablement transformées, les habitudes protestantes font que les réunions dans les églises deviennent rares. Il n'est plus question de les embellir. Les historiens de l'architecture remarquent que la construction d'édifices religieux diminue notablement et de façon durable.

Dans ces conditions, que deviennent les conseils de fabrique ? Ils n'ont plus de raison d'être mais les liens sociologiques, c'est à dire cette structure informelle, qui s'étaient tissés entre ces notables, quelquefois des intellectuels, et le milieu d'ouvriers et d'artisans plus ou moins libres ne se sont peut-être jamais distendus complètement.

Il est possible qu'à la fin du XVIIème siècle, époque où les querelles religieuses s'estompent, ces structures aient persisté de façon plus ou moins informelle et aient servi de base sociologique sur laquelle s'est construite la maçonnerie spéculative. On remarquera en effet que la structure sociologique de cette première maçonnerie spéculative correspond à celle des conseils de paroisse d'avant la Réforme.

Dans un travail monumental, modestement appelé Quelques réflexions sur les origines de la maçonnerie spéculative , Colin Dyer proposait en guise de conclusion une origine fondamentalement religieuse à la première maçonnerie spéculative anglaise. Or ce que pressentait Colin Dyer à partir de l'étude des textes, Markham l'étudie par une approche sociologique et peut-être y-a-t-il là un point de rencontre. De ce point de vue, on pourrait penser que la maçonnerie spéculative fut un retour à une tradition religieuse étouffée par l'avènement du Protestantisme.

Discussion :

Elle porte essentiellement sur la nature exacte de la Réforme en Angleterre, ses conséquences quant à la construction d'édifices et la possibilité d'une survivance d'une structure de rencontre entre divers milieux sociaux.

1) L'acte de suprématie de 1534.

Ce n'est pas, à proprement parler, la Réforme mais seulement l'indépendance de l'Eglise d'Angleterre par rapport à Rome. Henri VIII (1509-1547), comme ses successeurs Edouard VI (1547-1553) et Marie Tudor dite la sanglante (1553-1558) sont et restent catholiques et persécutent les réformateurs. Cette déclaration ouvre une période de très grande turbulence politique et religieuse qui va mettre le pays à feu et à sang pendant près de cinquante ans.

2) L'Eglise anglicane.

C'est seulement sous le règne d'Elisabeth (1558-1603) que s'instaure le compromis dont est issue l'Eglise anglicane. On commence alors à publier le catéchisme de l'Eglise d'Angleterre. Il est fortement imprégné de l'esprit de la Réforme, notamment les 36 articles sur lesquels repose toujours la foi anglicane qui sont très influencés par la foi calviniste. On peut donc dire qu'intellectuellement, l'Eglise d'Angleterre penche plutôt du côté de la Réforme même si nous savons qu'elle est composée d'une mosaïque qui va du crypto-catholicisme au fondamentalisme le plus extrême.

3) La construction d'édifices religieux.

L'Eglise d'Angleterre est plus schismatique qu'hérétique et à de rares exceptions près, on n'enlève pas les statues des églises. Cependant les troubles de cette période perturbent l'entretien et la construction des églises paroissiales. Si les XVIème et XVIIème siècles sont de grands siècles de construction sous l'impulsion de célèbres architectes comme Inigo Jones ou Christopher Wren, il s'agit principalement de grands édifices religieux qui témoignent de l'établissement définitif de l'Eglise d'Angleterre.

4) Quelle structure sociale ?

La structure sociale constituée de temps immémorial autour des églises paroissiales (8) a été durement malmenée pendant cette période ainsi que dans les années 1630-1660 qui sont parmi les plus troublées de l'histoire de l'Angleterre. Le conflit entre la Couronne et la Parlement dégénérera en une révolution sanglante. Tout ceci n'est évidemment pas de nature à encourager les rassemblements. Pourtant, il n'est pas impossible que la maçonnerie spéculative ait plongé ses racines dans ce terreau sociologique car il y a toujours eu une grande perméabilité entre les classes sociales anglaises, ce qui est peut-être unique en Europe. De plus les paroisses jouissaient, dès avant le XVIème siècle, d'une grande autonomie et de pouvoirs réels. Dans les conseils de paroisse, les classes sociales se mélangeaient (par exemple un savetier était membre de la guilde des savetiers et la guilde était très importante). Tout cela peut être de nature à favoriser la rencontre entre ces groupes sociaux ce qui a pu donner naissance à la maçonnerie spéculative anglaise. Celle-ci ne cessera d'ailleurs jamais de répéter avant et après 1717 que les princes comme les gens humbles s'y retrouvent.

(1) A.Q.C .n° 100 Characteristics and origins in early Freemasonry , A.Q.C . n° 103 Further views on the origins of Freemasonry in England et Compte-rendu William Preston, 2ème et 3ème trimestres 1992, p. 22-24.

(2) En 1717, ce n'est pas la maçonnerie spéculative qui apparaît - celle-ci existait depuis presque un siècle - c'est la maçonnerie spéculative obédientielle .

(3) publié en français in Cahiers de l'Herne (1992) La franc-maçonnerie: documents fondateurs , p.239-241.

(4) Cahiers de l'Herne (op. cit.), p.242.

(5) Cahiers de l'Herne (op. cit.) La compagnie des Maçons de Londres par Cyril N. Batham, p.115-117.

(6) En France, la fabrique désigne la construction d'une église, c'est à dire les dépenses faites tant pour le bâtiment que pour sa décoration, son entretien ou la célébration du service divin. Autrefois gouvernée par les Evêques, puis par les Archidiacres et les Curés, l'administration des fabriques est passée à des personnes notables qu'on appelle les Marguilliers, in Dictionnaire de Trévoux (1771).

(7) C'est en 1534 qu'est proclamé l'acte de suprématie par lequel l'église d'Angleterre assume désormais son autonomie et son indépendance. C'est le début d'une longue lutte contre toutes les formes extérieures du catholicisme. Les biens des monastères et d'autres biens religieux sont confisqués mais sans doute plus pour des raisons financières que pour des raisons religieuses.

(8) On peut aussi essayer d'introduire une distinction entre conseil de fabrique et conseil de paroisse. Le conseil de fabrique est voué au fonctionnement d'une église particulière, et à cet égard l'Eglise d'Angleterre autorise une administration plus décentralisée et autonome que l'église de Rome, alors que les conseils de paroisse peuvent englober plusieurs églises dans leurs limites administratives.