Sources et histoire de l'antimaçonnisme aux Etats-Unis.

Roger Dachez 1992 /93

Les origines et la nature de l'antimaçonnisme sont bien connues en France (1).

Nous savons qu'en Angleterre la situation est totalement différente puisqu'il n'y a pratiquement jamais eu d'antimaçonnisme virulent, en particulier pas d'antimaçonnisme politique. On peut seulement signaler qu'à l'époque de la Révolution Française, il y a eu une certaine méfiance, en Angleterre, à l'égard de la Franc-Maçonnerie parce qu'on craignait qu'elle fût un relais du jacobinisme. A une époque plus récente, certains milieux religieux plus ou moins extrémistes se sont attaqués à la Franc-Maçonnerie mais dans l'ensemble la Maçonnerie anglaise, on le sait, fait partie des institutions, de l' "establishment".

Qu'en est-il de l'antimaçonnisme aux Etats-Unis ?

La Maçonnerie s'y est installée très tôt, dès le début des années 1730 et peut-être avant. Cette Maçonnerie, à la fois pleinement anglo-saxonne sans être véritablement anglaise, s'est trouvée, dès son origine, en butte à diverses attaques.

Le premier témoignage d'une réaction anti-maçonnique aux Etats-Unis date de 1737 et se situe dans l'Etat de Pennsylvanie d'où était issu le fameux Benjamin Franklin. Celui-ci en avait été le G.M. dès 1734. Il y avait déjà, à cette époque, une institution maçonnique relativement développée.

Tout a commencé par ce qui aurait dû n'être qu'un petit incident dans la veine de ce que l'on a appelé en Angleterre la "Mock Masonry".

Dans un petit village de Pennsylvanie, il y avait un jeune homme, un commis de droguiste qui avait entendu parler de la Franc-Maçonnerie. Très naïvement, il était allé directement trouver son patron, pour lui demander d'être reçu Franc-Maçon. Or ce patron, qui ne l'était pas, a trouvé cette demande extrêmement amusante et l'idée lui est venue de monter, avec un certain nombre d'amis, une comédie pour faire croire au garçon qu'il était reçu dans la Maçonnerie.

Une nuit, il organisa une mascarade avec force déguisements, des robes noires, des masques grimaçants, faisant quantité de simagrées et de danses plus ou moins grotesques à la lumière de torches allumées un peu partout. Malheureusement, ce qui n'aurait pu être qu'une immense farce se transforma en drame. En effet, à un moment donné, une torche se renversa, un ballot de paille prit feu et le garçon fût si grièvement brûlé qu'il en mourut quelques jours plus tard.

Dès ce moment, la rumeur accusa la Maçonnerie d'avoir tué ce pauvre garçon au cours d'une cérémonie et il a fallu que la G.L. de Pennsylvanie publie une note dans la "Pennsylvania Gazette" pour expliquer que ces événements n'avaient rien à voir avec la Franc-Maçonnerie en général et la G.L. de Pennsylvanie en particulier et que les gens qui avaient participé à cette tragédie n'étaient pas Maçons.

Ce premier événement montre dans quel contexte apparaît l'antimaçonnisme américain. C'est généralement le fait de petits groupes isolés qui veulent se moquer de la Maçonnerie en l'accusant de diverses choses et en lui prêtant des intentions et des actions qui sont totalement à l'opposé de ce qu'elle est et de ce qu'elle fait. Il faut remarquer toutefois que l'antimaçonnisme américain sera quasi inexistant jusqu'à la fin du XVIIIème Siècle.

En 1798, a lieu un deuxième incident. Cette année-là, le président des Etats-Unis, John Adams, décréta un jour de fête nationale. Ce fut l'occasion de réunir une assemblée au cours de laquelle un révérend -comme cela est courant aux Etats-Unis- avait prononcé un sermon. Or, celui-ci venait de lire un pamphlet, un brûlot, publié peu de temps auparavant en Angleterre, d'un certain Robison ( 2). Ce dernier, sorte de Barruel avant la lettre, avait écrit un livre qui accusait la Maçonnerie de tout et qui la rendait coupable d'une conspiration mondiale contre les gouvernements.

C'était, nous en avons parlé plus haut, la période de la Révolution Française et l'Angleterre se sentait assiégée par un continent gagné à l'esprit révolutionnaire. On craignait qu'il y eût des Jacobins infiltrés dans la société anglaise. D'ailleurs, en 1799, un acte est publié par le Parlement d'Angleterre contre les sociétés secrètes que l'on considérait comme plus ou moins révolutionnaires, acte faisant exception expresse toutefois pour la Franc-Maçonnerie qui avait été lavée de tout soupçon.

Ce livre était arrivé jusqu'aux Etats-Unis et un certain nombre de personnes, en particulier le révérend Jedidiah Morse,

du Connecticut, l'avait lu et en avait tiré ce sermon très agressif à l'encontre de la Maçonnerie. Dans l'immédiat cela n'eût pas de conséquences mais en 1823, sous l'impulsion d'un certain nombre d'églises marginales et en particulier l'église presbytérienne de Pittsburg, la conférence générale des églises méthodistes de Pennsylvanie prononça une condamnation contre la Maçonnerie.

Notons que ceci marque une tendance très ancienne de l'église méthodiste puisqu'au coeur de la querelle qui a secoué la G.L.U.D.A., il y a quelques années, cette église a envenimé le débat et s'est de nouveau prononcée contre la Maçonnerie alors que l'église d'Angleterre est restée dans des termes relativement prudents.

L'affaire Morgan

C'est en 1824, à Batavia (Etat de New-York) que vint s'installer un nommé William Morgan.

Qui était-il? On lui prêtait le rang de capitaine, mais il avait fait mille métiers, il avait changé très souvent de lieu de résidence et il était décrit par tous les témoignages comme un homme relativement vulgaire (bien qu'ayant tout de même une certaine instruction) qui était semble-t-il très fortement enclin à la boisson, coléreux plus ou moins paresseux, fainéant peu fiable, bref un individu peu fréquentable. Ce William Morgan se faisait passer pour un Frère et le laissait tellement bien croire qu'on finit par le reconnaître comme tel alors que l'on ne connaît aucune preuve de son initiation maçonnique.

En 1826, une pétition circule parmi les Frères de Batavia pour constituer un chapitre de l'Arc Royal appuyé sur une des Loges de la cité. Or, il se trouve que cette demande était passée entre les mains de William Morgan, ce qui montre à tout le moins qu'on le considérait bien comme un Franc-Maçon, et qu'il l'avait signée. Quelques mois plus tard, le chapitre est constitué et, pour des raisons que nous ne connaissons pas mais que l'on peut imaginer, William Morgan n'est pas retenu.

C'est à ce moment qu'il change d'attitude. Il fait paraître dans un journal local, dirigé par un de ses amis journaliste, David Miller, un avis annonçant qu'il va prochainement publier sur plusieurs numéros un document qui révèle tous les usages des Francs-Maçons. Le fait qu'il y ait une divulgation maçonnique, une de plus, n'était pas extraordinaire en soi. Ce qui était nouveau, surtout dans cette petite ville, c'était qu'un Franc-Maçon, ou réputé tel, parlait et cela donnait beaucoup plus de poids à son "témoignage".

Le 9 août 1826, le journal annonce que la publication est imminente. Cependant, très rapidement, commencent à circuler, en ville, des avis, des pamphlets, de libelles anonymes qui dénoncent William Morgan comme étant un individu peu recommandable, dangereux et qui le signale particulièrement à l'intention des Maçons qu'il s'apprête à trahir.

Dans la nuit du 8 septembre 1826, un saccage de l'imprimerie de David Miller est perpétré par des inconnus et deux nuits plus tard, a lieu un début d'incendie.

A partir de ce moment, les événements se précipitent. Le 11 septembre 1826, William Morgan est arrêté dans la ville Canandaiga (Etat de New-York, à 50 km environ de Batavia) pour une raison extrêmement curieuse. Un marchand de la région a porté plainte contre lui pour le vol d'une chemise et d'une cravate dans son magasin. Il est appréhendé immédiatement. Un certain nombre d'historiens américains font observer que, dans de semblables circonstances, l'arrestation n'est pas aussi prompte. En vertu de l'habeas corpus, il passe devant un juge qui détermine une caution à payer pour sa libération. Il se trouve qu'il ne peut l'acquitter bien qu'elle soit fixée à moins de 3 dollars, c'est à dire peu de chose. Et c'est pour cette seule raison qu'il est incarcéré, ce qui, là encore, n'est également pas tout à fait conforme à la jurisprudence américaine.

Toujours est-il que dans la nuit du 12 septembre, alors qu'il est dans sa prison, la femme du gardien reçoit, en l'absence de son mari, la visite d'un inconnu qui paie la caution pour William Morgan. Celui-ci est alors extrait de sa geôle et s'en va en compagnie de plusieurs personnes inconnues. On sait qu'il est convoyé vers Fort Niagara, distant d'une centaine de miles de Canadaiga, et qu'il y est détenu dans un magasin désaffecté jusqu'au 19 septembre 1826 date à laquelle on perd totalement sa trace. On n'aura plus jamais aucune nouvelle de lui et on ignore ce qu'il est devenu.

Naturellement, cette affaire fait un bruit considérable. Une enquête est déclenchée immédiatement mais très rapidement -compte-tenu des événements qui s'étaient produits le mois précédent- la rumeur se répand, affirmant que William Morgan a été assassiné par des Francs-Maçons. Un certain nombre de publications, à l'initiative de David Miller, accuse ouvertement la Maçonnerie et, en octobre, le gouverneur de l'état de New-York, Clinton, qui était Franc-Maçon et avait été le G.M. de la G.L. de l'état peu de temps avant, décide d'offrir 2000 dollars à quiconque fournira des informations permettant de retrouver William Morgan. Cela ne donnera aucun résultat.

Cependant l'affaire prend bientôt une tournure nationale. Comme les élections présidentielles approchaient, un certain nombre de politiciens adoptent, pour leur campagne, une plate-forme antimaçonnique et il se constitue alors une sorte de parti. En 1827, il y aura dans le seul état de New-York, une vingtaine de conventions antimaçonniques. A partir de 1830, il y a, à peu près dans tous les états, des dizaines de publications contre la Maçonnerie. Les partis politiques exploitent l'affaire Morgan et vont même jusqu'à fonder un programme sur le seul argument de l'antimaçonnisme. Ils n'eurent pas beaucoup de succès et dès le début des années 1840, l'affaire s'essoufflera et le parti antimaçonnique se dissoudra aussi vite qu'il était apparu. Après cette période, l'affaire William Morgan sera progressivement oubliée. Un certain nombre d'historiens feront apparaître les invraisemblances de l'enquête et celles de l'accusation bien qu'un doute persiste puisqu'on n'a jamais retrouvé William Morgan ni ceux qui l'avaient sorti de sa prison.

Il reste que pendant dix ans la Maçonnerie américaine a été constamment soupçonnée et accusée. Au début de cette période, il y avait 480 Loges pour 20000 membres dans l'Etat de New-York, il n'en restera que 50 pour 3000 Frères à la fin de la décennie. C'est dire l'effet énorme de cette affaire sur la Maçonnerie américaine qui mettra très longtemps à s'en relever et en conservera un souvenir très vivace. Par exemple, comme le rappelle Harry Carr dans The Freemason at work , c'est depuis cette époque que la plupart des G.L. des Etats-Unis ont décidé qu'on ne serait membre d'une G.L. que lorsqu'on aurait atteint le grade de Maître. C'est une façon de s'assurer du sérieux et de la fiabilité d'un Frère. Celui-ci n'est pas membre de la Loge tant qu'il n'a pas atteint ce grade.

Aujourd'hui plus personne n'accuse la Maçonnerie américaine de comploter des crimes dans le secret de ses Loges. Ce soupçon contre la société secrète qui cache des choses mystérieuses et probablement peu avouables s'est estompé. Naturellement, la maçonnerie américaine offre un visage de philanthropie, de bienfaisance qui lui est très favorable.

Ainsi, ce psychodrame est l'une des deux seules affaires importantes de l'antimaçonnisme américain, une sorte de fantasmagorie sur le secret dans un pays qui, rappelons-le, est structuré à partir de petits groupes fermés qui défendent leurs privilèges et leurs particularismes. C'est de cela que l'Amérique est riche mais c'est aussi de cela que la Maçonnerie américaine a souffert.

Dans la décennie des années 1840, une deuxième affaire va éclater qui met aux prises, cette fois, la Maçonnerie contre une église de Mormons, cette église exploitant en partie le désarroi créé par l'affaire Morgan qui aura marqué durablement les esprits.

Après la première grande période de l'antimaçonnisme aux Etats-Unis des années 1820-1830, il y a eu une deuxième affaire importante qui est aussi une des sources historiques de l'antimaçonnisme américain. Cette affaire qui prit un tour très particulier, c'est l'opposition entre la Maçonnerie et l'église des Mormons ou "église de Jésus-Christ des saints des derniers jours".

Aperçu historique de l'église des Mormons

C'est vers 1830, dans l'état de New-York, que Joseph Smith (1805-1844) a commencé sa prédication.

C'était un personnage - un peu à l'image de William Morgan - caractériel, alcoolique, d'un faible niveau d'instruction, qui avait vécu d'expédient en faisant mille métiers et qui avait tenté déjà deux ou trois fois de fonder une religion.

Il prétendait qu'un ange lui était apparu en 1823, l'ange Moroni,

qui lui avait montré des tables d'or sur lesquelles étaient inscrits des textes sacrés qu'il présentait comme une deuxième révélation. Cet ange lui avait donné la possibilité de copier ces tables et c'est ce texte qui constitue le "Livre de Mormon" que ceux-ci considèrent comme un livre sacré au même titre que la Bible.

Ce livre assez curieux et difficile à lire, écrit dans un style médiocre, est une sorte de pastiche de la Bible dont l'action se situe aux Etats-Unis au lieu de la Palestine. Il raconte la deuxième venue du Christ, au Far-West, celui-ci apportant la Bonne Nouvelle aux Indiens. Ainsi, ceux qui ont reçu son dernier message et qui sont les "saints des derniers jours" sont chargés de le répandre avant l'apocalypse finale.

Avec cette prédication, Joseph Smith rencontre un certain succès. Il commence par réunir autour de lui quelques fidèles. Cette petite troupe connut rapidement des difficultés. En effet, les Mormons ont le don de susciter autour d'eux toutes sortes de problèmes plus graves les uns que les autres. C'est une communauté fermée sur elle-même, une secte au sens propre du terme ("sectare" signifie couper, retrancher du monde) marquée dès l'origine par un esprit de corps extrêmement fort et une volonté de prosélytisme absolument sans limite. Par exemple, ils ne commercent qu'entre eux, ils essayent de s'introduire dans la vie politique locale et de se faire nommer aux postes de responsabilité etc... Plus tard, les Mormons adopteront des moeurs qui aggraveront encore la rupture avec la société américaine.

Toujours est-il que ce petit groupe originel va être obligé de fuir l'état de New-York. Ils s'installent d'abord dans le Missouri où ils connaîtront aussi des problèmes puis dans l'Illinois.

Là, ils obtiennent l'autorisation de s'implanter dans la ville de Nauvoo et achètent de nombreux terrains. Ils reçoivent au début un accueil presque sympathique car c'est alors une zone en pleine construction mais très rapidement - les mêmes causes produisant les mêmes effets - ils rencontrent toutes sortes de difficultés. Et bientôt les habitants ressentent très mal leur tentative de "noyautage".

En attendant et dans l'espoir de mieux s'implanter, des proches de Joseph Smith et en particulier son frère Hyrum (!) Smith ont l'idée d'entrer en contact avec des responsables de la Grande Loge d'Illinois pour demander la fondation d'une Loge dans leur ville.

La Maçonnerie existait en Illinois mais la première Grande Loge d'Illinois avait dû cesser son activité à cause de la grande fièvre antimaçonnique consécutive à l'affaire Morgan. En 1832, lors des élections présidentielles américaines, le parti antimaçonnique subissait une défaite et la frénésie antimaçonnique commençait à retomber. Les Maçons en profitèrent pour sortir de l'ombre et essayèrent de reconstituer leur Grande Loge ce qui fut chose faite en 1840. Il est donc important de remarquer que dans les années 1830 la Grande Loge d'Illinois est dans une phase de reconstruction et de réorganisation au moment même où les Mormons, chassés du Missouri y font leur apparition. A cette époque la Grande Loge a besoin de recruter et comme les Mormons sont dynamiques, entreprenants et audacieux, on leur donne la possibilité de fonder cette Loge.

La Grande Loge va vite comprendre son erreur car les ennuis ne vont pas tarder à apparaître. En effet, les Mormons n'en font qu'à leur tête et dirigent cette Loge à leur manière en sorte qu'en moins de six mois, ils procèdent à plus de 256 initiations ! Nous ignorons dans quelles conditions elles étaient pratiquées, nous savons seulement qu'elles ne concernaient que des Mormons. Le fonctionnement de cette Loge était donc peu conforme au regard des règles les plus élémentaires de la Maçonnerie et six mois après sa création, la Grande Loge d'Illinois lui retire sa patente et la déclare "irrégulière".

Alors Joseph Smith réagit de manière très agressive (ce qui n'était guère étonnant, étant irascible et ne tolérant pas que l'on mette en cause son pouvoir), une querelle très grave s'instaure entre la Grande Loge et les Mormons et ces derniers vont accuser la Maçonnerie d'être un repaire de démons et de suppôts de Satan. Les Maçons vont être plus ou moins inquiétés.

Cependant, en 1838, se produit une scission importante dans le mouvement Mormon. Joseph Smith, dont la mégalomanie ne connaît plus de bornes, décide, après une lecture très personnelle de la Bible, de rétablir, et d'abord à son profit, la polygamie. A l'instar des prophètes de l'Ancien Testament, il a rapidement plusieurs femmes et même un certain nombre de concubines. Cet état de fait n'a point l'heur de plaire à une frange de l'église mormone qui ne l'accepte pas et se sépare de Joseph Smith. Il semble que ceux-ci garderont une certaine tradition maçonnique alors que le groupe principal autour de Joseph Smith, au contraire, continuera à manifester de l'hostilité envers la Maçonnerie bien qu'ils conservent malgré tout, comme on va le voir, une forme de pratique maçonnique. Entre temps, cette Loge qui était "sauvage" sera purement et simplement abandonnée.

L'histoire des Mormons, qui se poursuit, ne nous intéresse plus, dès lors, directement. Signalons pour mémoire qu'en 1844, à la suite de nombreux scandales dans lesquels il était impliqué, Joseph Smith périra dans des conditions extrêmement violentes puisqu'il se fera pratiquement lynché.

Son successeur désigné et son principal lieutenant, Brigham Young,

le second grand prophète de l'église mormone et qui le restera jusqu'à sa mort en 1877 était un homme beaucoup plus pondéré, intelligent et autoritaire que Joseph Smith. Il était également doué d'un grand sens de la négociation et le prouvera en obtenant le départ des Mormons dans de bonnes conditions. C'est ainsi qu'ils quitteront l'Illinois pour gagner l'Utah, autour du lac salé, où ils sont toujours aujourd'hui. Ce n'est qu'en 1892 que l'état de l'Utah sera admis dans l'Union après que les Mormons eurent renoncé officiellement à la polygamie (Brigham Young avait eu 45 épouses dont la veuve de William Morgan) ce qui était en contradiction avec les lois fédérales.

Actuellement, la communauté mormone compte environ 3 à 4 millions de membres et possède la quasi totalité de cet état, administrations, écoles, finances.

Influence de la Maçonnerie sur l'église des Mormons

Ces relations sont très ambiguës.

A première vue, ce sont des relations d'opposition et d'hostilité réciproques. Il faut savoir que, jusqu'en 1984, la G.L. d'Utah interdisait à ses membres d'être Mormon. Inutile de dire que dans ces conditions, elle avait les plus grandes difficultés à vivre ! De son côté, l'état de l'Utah n'hésitait pas à manifester sa mesquinerie à l'encontre de la G.L. Depuis lors, une sorte de "paix armée" s'est instaurée mais le nombre de Maçons parmi les Mormons reste extrêmement faible.

Ces relations conflictuelles sont une des sources de l'antimaçonnisme américain. En effet, pour justifier et exploiter à son avantage la condamnation de la Maçonnerie, Joseph Smith a utilisé le thème bien connu de la société secrète qui cache des secrets douteux, qui trame des complots et qui est donc dangereuse pour les pouvoirs civils. Ce thème classique employé ailleurs par l'église catholique a été repris par les Mormons qui l'ont introduit dans la mentalité américaine.

Pourtant ce qui est très étonnant, c'est que ces relations difficiles ont laissé des traces indélébiles sur la structure, le fonctionnement et les usages de l'église des saints des derniers jours.

Les Mormons ont des rites très curieux et uniques. Ils pratiquent le baptême des morts (à cet effet, ils conservent des documents généalogiques du monde entier dans des grottes en Utah et comme il s'agit d'abord de baptiser leurs ancêtres, ils procèdent en priorité au microfilmage de l'état civil de la vieille Europe dont ils sont originaires...). Dans le même genre, ils procèdent au mariage des morts !

Il y a deux grandes prêtrises dans l'église mormone: celle d'Aaron et celle de Melchisédech. Les prêtres dans l'ordre d'Aaron sont chargés des affaires temporelles tandis que ceux dans l'ordre de Melchisédech sont chargés des affaires spirituelles.

Il y a un conseil des douze qui ressemble à une sorte de "sainte curie" dont le chef suprême est le Prophète.

Pour atteindre les degrés supérieurs de la hiérarchie, il faut passer par diverses cérémonies dont certaines sont secrètes. L'une de ces cérémonies, très importante puisqu'elle permet d'accéder à la prêtrise de Melchisédech, s'appelle la "dotation". Cette cérémonie secrète nous est connue grâce à des divulgations faites par des membres qui ont quitté l'église mormone. Nous possédons ainsi des relations concordantes et des documents imprimés. (Il n'y a pas que la Maçonnerie qui subit ce genre de révélation).

Ce rite remonte à la fin du XIXème siècle, c'est à dire à la période immédiatement postérieure à la rencontre entre la Maçonnerie et l'église mormone.

Son architecture est la suivante: tout commence par des rites préparatoires dont un consiste à recevoir un vêtement sacré symbolisant celui donné à Adam par le Seigneur après sa faute dans le jardin d'Eden. Ce vêtement, qui est porté pendant toute la cérémonie, est à manches longues et s'arrête à la hauteur des genoux. Il comporte quatre symboles dont un compas. Ceux qui assistent à la cérémonie et qui ont déjà reçu la "dotation", ont un vêtement blanc.

Le candidat reçoit un nouveau nom qu'on lui donne comme un mot sacré.

Une scène est alors jouée par des acteurs professionnels, à l'instar de ce qui se passe pour les grades suprêmes du R.E.A.A. aux Etats-Unis. Cette scène représente l'histoire de la création revue et corrigée par les Mormons. On voit donc le jardin d'Eden puis la chute. Les participants ceignent alors un tablier vert sur leur robe blanche. On révèle au candidat le premier signe de reconnaissance de la prêtrise d'Aaron. Celui-ci prête serment de ne pas divulguer ce signe sous peine de pénalités physiques très graves. On lui montre ensuite l'état du monde après la chute et il promet d'observer la loi de l'Evangile. Les assistants mettent de nouvelles robes, celles de la sainte prêtrise, sur lesquelles ils placent de nouveau le tablier vert.

Le candidat reçoit le second signe de la prêtrise d'Aaron assorti d'un nouveau serment et de nouvelles pénalités.

Après de longs développements, arrive l'instant de la cérémonie du voile qui permettra d'accéder à la "chambre céleste". Derrière ce voile, il y a une personne qui représente le Seigneur et pour le franchir, chaque fidèle doit lui donner les quatre signes de reconnaissance reçus au cours de la cérémonie.

On peut évidemment faire un certain nombre de rapprochements avec des cérémonies maçonniques. Joseph Smith d'ailleurs avait demandé à faire partie du chapitre de l'Arc Royal auquel ce rite de la "dotation" emprunte beaucoup. Ce parallèle peut être poussé plus loin quand on sait que, en 1990, les Mormons ont introduit des modifications dans ce rituel en décidant de mettre un terme à l'évocation des châtiments physiques. La G.L.U.D.A. avait pris exactement la même décision en 1986 !

Ainsi, à travers une brève rencontre problématique, la Maçonnerie a pu laisser une empreinte assez profonde dans l'église des Mormons.

Discussion :

Rappelons d'autres aspects de l'antimaçonnisme américain: la Maçonnerie a connu plus de difficultés dans le Sud (de la fin du XVIIIème siècle à la guerre de Sécession) que dans le Nord, même si Albert Pike, figure emblématique de la Maçonnerie américaine et plus spécialement du R.E.A.A., était général dans les armées confédérées. Il était également membre du Ku-Klux-Klan.

A la fin du XIXème siècle, il y a encore eu quelques relents très mineurs d'antimaçonnisme qui ont repris le vieux thème de la société secrète mais sans connotation religieuse comme ce fut le cas durant la première période de l'antimaçonnisme américain.

Actuellement, l'antimaçonnisme américain est pratiquement inexistant. Il est le fait d'une petite frange ultra-conservatrice et intégriste de l'église catholique très marginale qui reprend le discours antimaçonnique classique. Il y a également, comme en Angleterre, des églises méthodistes qui manifestent leur hostilité traditionnelle envers la Maçonnerie. L'armée du Salut américaine, de son côté, a toujours interdit à ses membres d'être Francs-maçons.

Mais dans l'ensemble, la Maçonnerie est perçue essentiellement comme une gigantesque association philanthropique et caritative qui finance (avec des organismes paramaçonniques comme les "Shrines") des hôpitaux, des centres de soins, des laboratoires etc... Ceci est d'autant plus remarquable qu'il n'y a pratiquement pas de système de protection sociale aux Etats-Unis.

Pourtant la situation de la Maçonnerie américaine est préoccupante. Elle est restée attachée à une image traditionnelle fondée sur les grandes valeurs morales de l'Amérique. Or, cette vision des choses est en perte de vitesse et la Maçonnerie avec elle. Ses effectifs commencent à diminuer de façon constante depuis une dizaine d'années. Au delà de l'antimaçonnisme, c'est donc tout simplement l'usure qui guette la Maçonnerie américaine...

Plus généralement, on remarquera que les organisations antimaçonniques adoptent souvent une structure contremaçonnique entièrement copiée sur la Maçonnerie et définie à partir de ce qu'elles condamnent.

Ce fut le cas en France, avant-guerre, avec un groupement antimaçonnique très virulent appelé "Le Grand Occident", structuré en contre-Loge avec des anti-Vénérables Maîtres, des contre-Francs-maçons etc...

De même en Allemagne, avant la Première guerre mondiale, existaient des sociétés philosophico-religieuses plus ou moins ésotériques qui ont probablement participé à l'émergence de certains courants du Nazisme. Le "Germanen Orden" ("L'ordre Germanique") bien que violemment et radicalement antimaçonnique avait une structure maçonnique comme le montrent, par exemple, les documents iconographiques.

Enfin la fascination que la Maçonnerie exerce sur les antimaçons notoires s'exercent jusque dans leurs publications. Une revue comme " La revue internationale des sociétés secrètes " ou bien " Les documents maçonniques " publiés par Bernard Faÿ pendant l'Occupation en témoignent et sont devenus de véritables sources pour l'étude de la Maçonnerie.

(1) J. Lemaire: Les origines françaises de l'antimaçonnisme (1744-1797) .

(2) Dr J. Robison: Proofs of a Conspiracy .